10 janvier 2010
La physique de (Helmut) Newton
Gravité, docteur ?
(j'ai des vertiges)
D’Helmut Newton, je ne connaissais que la couverture d’un hors-série de Reporters sans frontières, vendu pour la liberté de la presse dans le monde, dont l’avatar féminin de Playboy ne m’avait pas incité à le feuilleter. Lorsque le S-Bahn est passé devant le musée dédié au photographe, j’ai pourtant eu l’envie d’aller y faire un tour, ai mémorisé l’arrêt correspondant pour y retourner ensuite. Résultat, la curiosité s’avère un défaut fécond.
Muséo- vs. Photo-graphie
Le rez-de-chaussée est consacré à l’homme plus qu’au photographe : reconstitution de son salon, de quelques-unes de ses tenues, raout de couvertures de magazines de mode, coupures de presse sur son actualité de son vivant et étalage des condoléances envoyées à sa femme à sa mort (où l’on découvre qu’Yves Saint-Laurent ne sait pas écrire – on ne me fera pas avaler que le chagrin change un –é en –ez). A défaut d’appliquer la morale de l’essentielle que préconise Kundera, on cherchera les pièces convaincantes parmi les fonds de tiroirs amassés par des rapaces qui oublient qu’on ne s’intéresse à l’homme que par le biais de ses réalisations, qui ont publié l’homme qu’il était, et dont tous se sont mis à admirer d’un coup le nom, par amour des femmes et du scandale plus que de la photo, je le crains.
Les coupures de presse affichées très serrées et dans toutes les langues sans traduction (pas même en allemand) font étalage de la notoriété du photographe. A n’en pas douter, à côté de la collection de lettres de condoléances, elles sont là pour être vues plus que lues. Dans quelques articles français et anglais, je picore néanmoins des expressions qui me semblent éclairer ce que je devine déjà et qui se confirmera à l’étage avec l’exposition photo proprement dite (clichés seuls, quoique accrochés serrés, développés en assez grands formats) et qui ont guidé ma découverte de la même façon qu’elles structurent à présent mon compte-rend.
His women are both preys and predators
La série des Big nudes, que l’on retrouve successivement en affiche à l’extérieur du musée, en couverture de Sumo, énorme livre qui porte bien son nom puisqu’il est tel qu’un chevalet est nécessaire à sa consultation, et à taille réelle en haut des escaliers, est particulièrement impressionnante. Des femmes nues, fortes quoique toujours féminines, seins agressifs, nous dominent, perchées sur leurs talons.
Si celle de la couverture, campé jambes écartées, peut paraître défiante (sur la défensive - prey) en nous défiant du regard (attaque - predator), la Fräulein à la tresse en couronne exulte de puissance par le désintérêt manifeste qu’elle voue à ceux à qui elle expose pourtant son corps, et une troisième s’en rit même. Mains non plus sur les hanches mais à la taille, serres provocatrices : elle est certaine de s’appartenir.
Toutes les trois marchent se tiennent les épaules hautes, sans les hausser. Cette attitude, qui se répète dans d’autres clichés, n’a rien à voir avec la mauvaise tenue des mannequins avachis, elle est le signe d’une forte brute qui, non, n’est pas l’apanage des hommes. En exagérant leur carrure, Helmut Newton donne une stature certaine à ses modèles, puissantes au-delà du pouvoir que confère la richesse et sans égard à la finesse de leurs membres.
Femmes du monde, certes, et avides, comme le suggèrent les verres, elles restent avant tout des amazones, un sein dégainé. Elles ont vidé leurs assiettes ; décidemment, elles ne sont pas de la chair à fantasme. Il n’y a que leur cigarette qu’elles cherchent à allumer, mais convive et qu’on meurt d’envie, leur ordre est le désir.
Ce qui rend ces nus big, ce n’est pas seulement leur taille ou l’exposition frontale du corps. L’érotisme violent qui s’en dégage tient à ce que la nudité, entièrement naturelle pour une statue classique, est ici prise dans un contexte d’artifice. Il ne s’agit pas de suggérer en drapant habilement un modèle que le dévoilement pourrait aller plus loin, la nudité est entièrement montrée. Seulement elle n’est pas montrée seule, mais dans un environnement dont elle s’arrache plus qu’elle ne se détache. Les seins de la femme à la cigarette semblent littéralement surgir de sa veste, et les talons des autres les hissent sur un piédestal qui les éloigne de leur plus simple appareil. Ce dernier n’a plus cours qu’en tant qu’instrument (de torture) ou machine (de guerre) chez Helmut Newton qui affuble ses modèles de minerves, plâtres et béquilles.
Ces femmes Frankenstein, pour morcelé qu’est leur corps, ne sont en rien diminuées ; au contraire, elles sont monstrueuses - tant hybrides que dangereuses. Au final, la béquille exemplifie la fonction du talon aiguille, expose à la fois la fragilité (corps vulnérable, équilibre précaire) et la menace (corps machine, séduction fatale).
Et les jambes qui passent seules la porte de l’appartement sont autant des prothèses mettant en (scène un) morceau (de) la femme qu’un élément de blason par lequel l’homme restitue la vision qui l’a frappé (la jupe s’efface en se fondant dans l’obscurité de l’arrière-plan – c’est assez commun pour que je n’aie pas remarqué immédiatement le procédé).
Le diptyque habillé/nu est ainsi bancal. En omettant de leur ôter leurs talons, le photographe réussit à rendre ses modèles plus forts nus qu’habillés, car non dénudés. Le corps nu, bien qu’exposé (aux regards), n’est en rien vulnérable car bien exposé (à l’œil du photographe, à la lumière), tandis que les corps vêtus peuvent encore être dénudés ( les talons ôtés avec le reste de la tenue). Ces femmes ne s’offrent ni ne se dérobent, elles s’imposent sans prendre la pose.
Ainsi, si la photo se rapproche de la statuaire, ce n’est pas en faisant des femmes des déesses mais des colosses. Quoique lisse, la chair n’est pas de marbre ; rien n’est gommé de la violence de l’érotisme, taillé et non poli ; le désir ne s’est pas émoussé d’avoir été immobilisé, il habite ces filles sculpturales. Sumo : les femmes qu’expose Helmut Newton font le poids, peuvent engager le combat et lutter en corps à corps. Sur une photographie que je n’ai pas retrouvée, on en voit une allongée dans l’herbe (champêtre ? attendez la suite, elle n’a rien d’une nymphe en train de folâtrer), pied nu vers nous, disproportionné par la contre-plongée. Une anti- Lolita Lempicka. Même à terre, la femme est colossale.
Ce ne sont pas des fantasmes masculins qui sont mis en scène, mais bien des femmes assumant leur sexualité
Provocateur, alors ? A regarder de nombreux clichés du photographe, on finit par ne plus trouver le moins du monde dérangeant ces sexes exposés. On ne cherche à voir ni ne redoute de le trouver, puisqu’il se montre.
L’image ne tend pas vers un sexe caché qui brillerait par son absence si le cadrage avait été plus pudibond (impudique, en fait), elle n’en fait pas non plus son sujet en focalisant l’objectif dessus ; il est bien là, mais là n’est pas le propos, puisqu’il n’est pas centré, il est là au bord de l’image, décentré, au même titre que les cheveux ou les poils des aisselles. Le corps de cette femme n’est pas que ou pas sexuel, il l’est aussi. Elle peut prendre le taureau par les cornes, mais réduisez-là à cela, la voilà qui soupire ; la fumée lui fait des moustaches d’homme, vous êtes bien attrapés.
Ce n’est pas tant que le corps serait naturel, après tout, on en est tous pourvus, etc. ; on a bien vu qu’il était précipité dans un environnement artificiel. La force est d’abandonner la pudeur pour l’érotisme ou plutôt, puisque celui-ci joue souvent de celle-là, de le réinventer et de continuer à le faire exister au-delà la suggestion, dans la démonstration, lorsqu’on ne peut plus dénuder la femme déshabillée. Les big nude sont violents, mais par la seule puissance de leur existence, non en soumettant de force le regard du spectateur. Dérangeants mais pas choquants. Démonstratifs mais pas exhibitionnistes. A l’image de Sumo, livre imposant mais trop volumineux pour que sa consultation ne relève pas d’une décision, les femmes s’imposent (dans toute la force du réfléchi, par elles-mêmes) davantage qu’elles s’imposent à. Elles ne revendiquent ni ne conquièrent le droit d’être naturelles (elles seraient impudiques), mais celui de ne pas l’être (sensuelles plutôt) ; elles affirment la possibilité de l’état de nature dans la société même où elles évoluent (le désir à supplanté la pudeur qui n’est plus la question). Corps et esprit et corps malgré l’esprit.
C’est le surgissement du naturel dans ce qu’il a de plus organique et en dehors de l’épiphanie du désir, qui paraît gore. Le photographe le sait : les poulets éviscérés, non sans humour noir rouge, par des mains baguées ou de la viande sanguinolente dévorée crue sont ainsi bien plus trash que des cuisses écartées. L’aile de l’angélisme s’est fait plumée. Vous reprendrez bien du noir et blanc ? Surtout si la jeune femme qui vous le propose menace de vous embrocher si vous refuser. La ménagère pin-up qui faisait l’article s’est fait la malle, elle vous coupera l’herbe sous le pied avec sa tondeuse de bûcheron. Les clichés redeviennent photo de publicité et ne sont en aucun cas reconduits sous le prétexte d’être détournés. On n’a que faire de la soubrette, complètement éclipsée par la riche femme du monde.
Pochette contre le mur, ce n’est pas elle qu’on y plaque pour lui faire rendre son tablier.
Le troisième œil
Voyant, le spectateur n’est-il exempt de tout voyeurisme ? Témoin, il devient immédiatement complice puisqu’il se substitue à l’œil de celui qui attrape l’autre par sa prise de vue. Par l’enregistrement qu’il permet, l’appareil fixe le regard qui, un instant soutenu, devient subi dans la durée.
Cette photo me rappelle une des scènes réussies de l’adaptation cinématographique (moyenne, comme on pouvait s’y attendre) de l’Insoutenable légèreté de l’être, où Tereza vient demander à Sabina, la maîtresse de son mari, de poser nue pour elle, reprenant ainsi possession du corps offert à Tomas. Tereza demeure à l’abri derrière son objectif (de vengeance) jusqu’à ce que Sabina impose l’inversion des rôles et fasse sentir à sa mitrailleuse que le modèle n’est pas plus un objet que la photographe ne reste objective, Tereza ne peut s’emparer d’elle qu’en se destituant de soi. Lorsque cette influence réciproque des subjectivités devient claire, la volonté d’écrasement se transforme en un jeu de domination quasi amoureuse. De l’ire au rire et de l’arme aux larmes.
Mais revenons à notre photographie : le spectateur ne prend pas part au jeu de séduction. Il semble même en enfreindre ses règles par sa non-participation : hors-jeu, ne tirerait-il pas la soumission simulée vers l’assujettissement à une domination réelle ? Mais est-il vraiment hors-jeu ? Il partage l’œil du photographe qui n’est pas confondu avec le caméraman mais partage avec lui l’usage d’un objectif. L’introduction de la caméra dans la photo prévient en quelque sorte le spectateur de voyeurisme puisqu’il n’assiste pas à la scène sans y être invité : le troisième œil sous-entendu par le photographe est implicitement contenu dans la caméra. La mise en abyme est très forte : elle réussit à nous rendre conscient de notre position de voyeur, dans la mesure où, par le biais de l’objectif que présuppose la photo, on s’identifie spontanément à celui de la caméra, puis à se rire de notre malaise grâce au jeu de renvoi entre la caméra à la photo, qui introduit une certaine distance et rend possible le détachement. C’est de la représentation.
La mise en abyme n’est pas tout à fait exacte, s’il est vrai que la caméra dépasse l’appareil photo : c’est bien que l’on se fait des films. Le fantasme n’est pas plaqué sur un objet, il est joué, projeté sur la femme qui lui donne forme.
La pellicule ne tire pas un trait sur l’identité de cette femme qui impressionne - modèle la bande par les reliefs de son front, son nez et sa bouche, et offre son paysage intérieur. Les vignettes épousent son visage, semblent émaner de son corps et même ne faire plus qu’un avec lui lorsqu’elles se métamorphosent en vertèbres radiographiées à partir du cou.
A gauche, un tronçon de corps blanc et soyeux comme une statue de Rodin, qui appelle le toucher en toute chasteté.
Au milieu, un miroir nous offre le recto de ce corps, offert à l’objectif du photographe, avec lequel nous nous identifions. Et cependant, quoique voyants, nous nous sentons voyeurs : la photo est décentrée par rapport à la prise de vue qui y a lieu. On ne voit pas uniquement le corps de face, tel qu’il est présenté, mais nous en surprenons aussi une partie de dos, qui, coupée du visage qui en est propriétaire, est aussi surprise que la paire de jambes aiguillées qui jette un froid pont entre le tronçon-statue et le corps vivant. La chaire pressée par la main est très proche de nous : on touche à ce que l’on (ne) devrait (que) voir.
Au milieu, toujours, la petite silhouette de l’homme de la situation, qui nous met dans l’embarras.
Il faut arriver complètement à droite, au troisième personnage de la scène, pour trouver notre avatar – âme sœur, si vous vous sentez d’humeur plus lyrique que numérique. Cette femme qui ne paye pas de mine, assise devant une fenêtre ouvrant à l’arrière-plan sur la ville, a la même fonction que la silhouette noire à l’embrasure de la porte du fond dans les Ménines de Vélasquez ; elle est la projection de notre observation dans une situation où les reflets perturbent le regard. Alors que les lois de l’optique nous mettent (en garde en nous mettant) dans le doute, elle est la garantie de ce que nous pouvons voir sans être voyeurs. Grâce à sa présence, nous ne restons pas en plan et pouvons nous situer à celui du voyant et de sa boule de cristal en chambre noire.
Mise en scène, la photographie n’a plus rien d’obscène. Elle dépasse toujours son propre cadre tout en ménageant un hors-champ. C’est une synecdoque à elle toute seule, à double entrée : le visage est l’expression de la personne toute entière et le corps cadré de celle-ci envisage la personnalité. Au cœur de ce chiasme, le cadrage, qui fait du reflet (précision mimétique de l’appareil) une représentation (artistique qui tient du 3ème et du 7ème art mais n’a curieusement pas de place assignée). Peinture et photographie sont en miroir – médiation entre l’imitation et l’intertextualité (interpicturalité n’existe pas, il n’y a que des littéraires pour se plier ainsi les cheveux en quatre – et aimer ça, par-dessus le marché). On notera néanmoins que la femme n’est pas entièrement divinisée : on peut la saisir (son reflet n’est plus fugitif) et elle peut s’échapper (dans la ville qu’elle surplombe avec un calme olympien et à laquelle ses talons la prédestinent).
Sur ces abymes vertigineux, un chut libre.
23:42 Publié dans Cheese ! *flash*, Souris de médiathèque, Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : berlin, photo, décorticage
09 janvier 2010
Nom d’un Friedrich !
Sauf les filles, à qui l’on a concédé le prénom de Charlotte, ils s’appellent tous Friedrich. Même un peintre romantique et esseulé n’y échappe pas. Caspar David a néanmoins échappé au numérotage, privilège des rois. Enfin, je suppose, car je ne connais rien à l’histoire de l’Allemagne, hormis la période à laquelle elle a eu quelques démêlés avec la France. Les grands méchants d’ici sont la gloire de là-bas, on a pu le vérifier à plusieurs reprises en changeant à la station Bismarck.
La culture est heureusement un peu moins chauvine que l’histoire et l’on reconnaît sans problème quelques grandes figures, au premier rang desquelles, Kant, évidemment, dont on trouve la Critique de la raison pure à la gare, dans une édition bon marché type Librio. Tout à fait une lecture de RER. Kant est tellement populaire qu’il a même un centre commercial à son nom. Je regrette de ne pas l’avoir pris en photo, c’était tellement grand. En revanche, je n’ai pas renâclé à ôter mes gants pour prendre le panneau de la Kantstrasse juste devant des affiches de nanars.
Et le Einstein café, où le seul problème (de) physique que l’on rencontre est de trouver une place où poser son corps congelé.
Pas encore transformé en franchise mais Starbucks dans l’âme, on trouve également le Balzac café qui en proclamant son amour des belles lettres soigne son image de marc.
J’imaginerais bien un bistrot Balzac où des descriptions à rallonge, très alléchantes, remplaceraient avantageusement la composition des plats. Et un restaurant surréaliste aux menus poétiques.
Trêve de ces essais de néo-disney, pour le moment, il faudra nous contenter des gâteaux Leibniz, les Zanimos locaux.
Après en avoir bouffé pendant un an, on en donc la confirmation, le philosophe est comestible. Cette marque était un signe ; nous avons en effet vérifié la théorie de l’harmonie universelle préétablie à travers l’expérience du clair-obscur : le premier janvier, journée de la lose (il faut démarrer l’année d’un bon pied, en se rappelant qu’il n’y a rien de nouveau) où la carte magnétique de l’hôtel ne fonctionnait pas et nous a obligé pendant vingt minutes à moult allers et retours entre la réception (Zimmer fünf hundert sieben und vierzig, vous n’imaginez pas l’effort que ça me demande) et la chambre (es klappt nicht), où l’on n’a pas trouvé LE Einstein café (ce que en soi n’aurait pas été très grave si je n’avais pas erré à sa recherche en compagnie de ma valise impossible à rouler dans la farine neige – Palpatine, se rappelant que la valise contenait son mini-PC, a tenté une offre galante, mais il avançait encore moins vite que moi) parce qu’on s’était réveillé trop tard pour petit-déjeuner (ah non, je confonds, c’était un autre jour) et où il nous a fallu huit stations de métro pour nous apercevoir qu’on allait dans le mauvais sens (*boulet power* - fin du premier janvier) a été compensé par le second, où les trains ne nous filaient pas juste sous le nez et où le wifi retrouvé a délivré la bonne nouvelle que portait une balletomane :
Karl Paquette a été nommé étoile ! C’est à faire sa Giselle, je t’aime un peu, beaucoup… Tout près des pâquerettes, au ras des étoiles. Vous trouvez que je vire fleur bleue ? Très bien. Alors : à table ! La prochaine fois que le Boléro est donné, je le veux sur la table, pas devant. On va se régaler !
Virez-moi ce rabat-joie de philosophe français, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La mercantilisation de grands penseurs ? On revient aux origines, pardi : la culture se cultive, ça pousse, et on en mange à toutes les sauces.
19:03 Publié dans Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : berlin, voyage, boulet power
08 janvier 2010
Berlin et le rien
Pour un urbanisme de la mémoire et du gruyère (risque de trous dans les deux cas). Une spécialité berlinoise inédite dans aucun guide touristique.
Paddington demande au chauffeur du cab pour combien de temps il y en a encore, et est effaré de la réponse : « Une demie-heure ! Mais ça fait à peine cinq centimètres sur la carte ! ».
Mieux vaut faire attention aux échelles si vous ne voulez pas recommencer le dessin animé avec Knut à Berlin. Cette ville est grande, les distances à parcourir pour la visiter, immenses, et les stations de métro, des oasis en plein désert : un U-Bahn (prononcez Ouuuuuuuuuuuuuuuuuu – bane façon fantôme ou Ou-ban Ou-ban, façon Oumpa Loumpa), sauvés ! Certes, la comparaison n’est pas entièrement exacte, il n’y a pas d’oasis dans le cercle polaire ; en revanche, on trouve bien quelques déserts dans Berlin. Cette ville est pleine de rien. Ce n’est pas qu’il n’y a rien, ou seulement des riens, négligeables, c’est qu’il y a plein de riens.
Le rien, c’est quand on s’attend à trouver quelque chose et que l’on tombe sur un espace vide. Ce sont les interlignes des guides touristiques qui vous montrent ce qu’il y a « à voir » (et là, Palpatine hurle « Spot ! ») sans vous laisser imaginer ce qu’il peut y avoir entre. Après un reportage sur Saint-Pétersbourg, on a l’impression que la ville des tsars croule sous les ors et l’on est tout surpris de découvrir ensuite des océans de gris et de pauvreté entre les ilots dorés. Le cas de Berlin est encore plus retors : entre les spots, il n’y a souvent rien à voir, mais il n’y a parfois rien du tout. C’est d’autant plus surprenant qu’on associe toujours une certaine densité au tissu urbain : le maillage de Berlin est digne d’un tricot point mousse de débutant - plein de trous. N’oubliez pas que je suis une souris : quand on me demande si Berlin, c’était « beau » ou « joli » et que je réponds par la négative, il ne faut pas en déduire que le séjour m’a déplu.
Petite typologie du rien
-le rien d’urbain : ce qu’on ne s’attendrait pas à voir en centre-ville.
Ex : une usine, des entrepôts.
Ex de mauvaise foi : le Tiergarten, mini- Central Park
Les fourmis humaines fournissent l'échelle
-Le rien urbain : un élément propre à la ville et qu’on n’y trouve pas.
Ex par excellence : les Platz, qui brillent par leur absence, n’étant la plupart du temps que de simples carrefours.
Ex de mauvaise foi : un centre-ville. On pourrait à la rigueur s’attendre à deux centres, à l’est et à l’ouest, mais ce sont plutôt des concentrations de bâtiments isolées les unes des autres, égrainées le long des lignes de S-Bahn (le RER), avec dans le rôle des mini-diagonales du vide, des riens d’urbains.
Nous avons parfois décrété la vision du train suffisante, surtout après l’aperçu du Kreuzberg qu’il nous a fourni. On a du mal à croire que ce ne soit pas l’Est, et on comprend a fortiori les taux de suicide en RDA. Notre hôtel du 31 (différent des autres jours pour cause de désorganisation chronique et prix excessifs de réveillon), à l’Est, donnait sur de beaux paysages industriels (mais aussi de loin sur les divers feux d’artifices donnés de par la ville, selon le principe ‘tant qu’il y a des fusées, on tire dans le tas’).
-Le rien luxueux : l’espace vide qui met en valeur un espace plein selon la théorie de l'harmonie universelle.
Ex : devant Le château de Charlottenberg
Il faut reconnaître que la neige, uniformisante et assourdissante, aiguise la perception du rien.
Ex : la plaine devant le Reichstag. Deux contre-arguments possibles, l’un historique puisque s’y trouvait avant la Siegessäule, l’autre touristique dans la mesure où, par des températures négatives, la queue pour visiter la coupole en verre du Reichstag est d’une telle longueur qu’on peut aisément l’imaginer prendre toute la place en été.
Et encore, je n'ai pas de grand aigle qui embrasse le vide à droite.
-Le rien d'advenu, en devenir : le ménage du ménage désordonné des alliés n’est toujours pas fini, il y a encore de quoi reconstruire.
Ex : divers chantiers, à différents stades, parfois difficiles à distinguer des terrains vagues et autres friches.
Palpatine adore les lignes horizontales de batiments, bien centrées sur les photos quand j'affectionne les cadrages bizarres. L'avantage, c'est qu'on sait à qui elles sont.
-Le rien monumental : (après le rien en devenir, le rien définitif ; c’est là que les Athéniens s’éteignirent) où l’on voit que, bien que le Berliner ne soit pas troué comme le donuts, le rien est une spécialité berlinoise. Le rien monumental, c’est le rien élevé au rang de monument, par devoir de mémoire. Il signale les trous de (la) mémoire (collective) d’une nation fière de son histoire, sauf quand la République est « tombée dans de mauvaises mains » (sic, trouvé à la Siegessäule – ça vaut bien les œuvres « acquises en Allemagne à la fin de la seconde guerre mondiale » au musée de l’Hermitage).
Le rien monumental (l’exact opposé du monument nihiliste, si vous m’avez bien suivie) est particulièrement astucieux dans une perspective touristique : à défaut d’être demeurée une ville historique après les bombardements à la destruction très efficace, Berlin est devenue est une ville d’histoire.
Ex : la Gedächtniskirsche, église du souvenir, partiellement détruite après les bombardements alliés et conservée en l’Etat. Des caisses en verre étaient là pour recueillir des fonds afin d’entretenir le bâtiment ; il faudra faire attention à ne pas restaurer le monument au-delà de sa destruction.
Ex : Checkpoint Charlie, tronçon de rue qui passe entre deux terrains vagues cernés par des palissades et dont la particularité n’est repérable qu’en raison de la prolifération des appareils photos (il faut témoigner de ce qu'on n'y voit rien - "on ne me croira jamais, sinon", se justifie Palpatine), des vendeurs de toque à la sauvette (c’est le point négatif du rien monumental : ça ne rend pas grand-chose à échelle réduite. Pas de Tour Eiffel miniature. Peut-être pour ça qu’ils se rattrapent sur la porte de Brandebourg, d’ailleurs, beaucoup plus petite que je n’aurais jamais imaginé, qui frise le ridicule comme grand monument, mais qui a le mérite d'être entière) et des panneaux sur les palissades, énumérant chronologies, évasions réussies, morts ratées et grands discours historiques.
Atmosphère très end of the (communist) world
Mur qui plonge dans les quartiers de la Gestapo.
-Le rien-néant : un espace vide tellement vide qu’on a même oublié qu’il pourrait être rempli.
Ex : ? Le néant n’est pas nommable. C’est même là sa différence ontologique d’avec le rien, qui est toujours le néant de quelque chose. Comment ça cet article s’enfonce dans l’infini du néant ?
Avec cette multiplicité du rien, on ne sera pas surpris d’apprendre que rien ne va avec rien. Le manque d’harmonie, qui a fort attristé Palpatine en tant que Parisien haussmannien (d’adoption, mais faites semblant de ne pas avoir entendu son reste d’accent), ne peut même pas se convertir en contrastes, comme c’est le cas à Montréal : le tissu urbain est trop distendu pour cela, pas assez de proximité pour que la diversité soit perçue comme une opposition frappante – même s’il y a parfois de l’idée.
Château à la versaillaise, cheminées d’usine, entrepôts, tours en verre, et immeubles en béton qui, par contrecoup, vous font photographier tout bâtiment d’allure ancienne, avant même de savoir ce qu’il abrite… on aura compris que rien ne va avec rien, et pour une fois, on verra le rapport avec la choucroute.
22:25 Publié dans Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : berlin, voyage
Ich bin gar kein Berliner, aber…
Six jours à Berlin n’ont pas plus fait de moi une Berlinoise que de Kennedy un beignet. Le cosmopolite président, wer denkt, dass sagte, er Berliner war, s’est autoproclamé petit beignet… qui s’appelle bien un Berliner partout en Allemagne, sauf à Berlin où il est relégué au rang de beignet hyperglacé (s’il ne concurrence pas les glaçages des gâteaux américains, c’est uniquement en raison de sa taille, et non par son aspect aussi peu ragoutant – mention spéciale pour les blancs à rayures roses). C’est qu’il y a de quoi éponger la bière…
Pour commencer, les petits-déjeuners peuvent être copieux – pour être honnête, on les a rendus tels, le buffet n’étant en aucun cas un indicateur quantitatif fiable. Aux basics continentaux que sont thé noir, miel, ersatz de Nutella, confiture et céréales, s’ajoute le grain de sel allemand : fromage (assez neutre, genre gruyère ou Philadelphia *Phiiiiiiladelphmiam*, encore que j’ai testé le fromage frais à tartiner à l’ananas (sic) – je sais, le nombre de complément est en soi mauvais signe) et charcuteries diverses (je me suis arrêtée au jambon et à une espèce de bacon non frit, assez mortel pour ne pas s’attaquer à la mortadelle) à manger avec des Brötchen ou du pain noir (avec le Philadelphia *je ne vous le refais pas*). Pour faire glisser, on prendra un peu de verdure, salade et sa sauce un peu inquiétante bien/parce que orange, tomates, concombres et poivrons. Une gorgée de thé pour s’achever, c’est sucré-salé et calculé pour tenir dans le froid berlinois.
Cette séance de goinfrage matinale nous ont permis, à Palpatine et moi (enfin plus à lui qu’à moi d’ailleurs, même si j’engloutissais plus – mais il se défendait bien sur la confiture – ok, j’ai fait jusqu’à 80g en un petit-déjeuner – beau match, non ? rassurez-vous, il n’y avait pas de bataille de boulettes de pain – on s’égare, là) de ne faire qu’un autre repas par jour (je le précise à toutes fins utiles, un bagel ne constitue pas un repas *bagels power* J’ai bien retenu comment on disait cannelle en allemand, faites-moi confiance), un goûter, par exemple, à tout hasard.
Entre deux brunch, drunch et autres contractions aussi sucrées que douteuses, nous avons tout de même pris de véritables repas au cours desquels nous avons mangé de la Kartoffel sous moult formes.
A l’occasion d’une fringale nocturne, le goûter de minuit n’étant pas envisageable, j’ai osé la Currywurst, cette saucisse qui, avant d’être découpé à la barbare, noyée sous la sauce et saupoudrée de curry, frit indéfiniment sur la plaque de cuisson d’un bouiboui (un peu comme le café bouilli des Américains – au sens large, les Canadiens sont aussi très forts), diffusant alentours une nauséabonde odeur de gras. Dans les marchés de Noël, de doux effluves venaient délicatement s’y marier : frites, boulettes, autres charcutailles dans la bière, et beignets en tout genre. La Currywurst ne contribue pas à faire l’haleine fraîche mais, ma foi, c’était plutôt bon.
Comme je suis une warrior de la bouffe, après avoir commis la saucisse au curry, ce n’était pas le sucré qui allait m’arrêter. Au salon de thé du Staatsoper, après avoir compulsé le livre de photos des gâteaux, évalué devant l’enfilade des modèles le potentiel écœurant de chacun et m’être rabattue bien sagement sur une part d’Apfeltorte, je n’ai pas pu me résoudre à ne pas tester la crème de la pâtisserie berlinoise, et j’ai commandé ça :
Une part de Nusscremetorte, pas forcément plus légère que les costumes de Nusscracker (on prend son vocabulaire où l’on peut). Pas mauvais pour autant, même si ça n’arrive pas à la pâte de Dalloyau. Avec le chocolat chaud viennois en prime, la trotte à pied dans le froid pour rejoindre la porte de Brandebourg n’a pas été de trop.
Sachertorte de mon estomac co-équipier.
J’ai également testé le gâteau au fromage, que certains ont préféré moderniser et renommer New York cheesecake. Il faut bien voir que si la Kartoffel et la Wurst sont des idiosyncrasies culinaires nutritives allemandes, la gastronomie cuisine teutonne rejoint l’américaine sur bien des points, depuis le genre de bouffe (quantité, gras, glaçage) jusqu’aux franchises : Dunkin Donuts *Dunkiiiiin Donuts* ou , plus évidemment encore, Starbucks. Einstein café, sa version locale, ne démérite pas, mais sa franchise n’est pas aussi envahissante. On en a trouvé un avatar un peu par hasard, en cherchant LE Einstein café, à la poursuite duquel on s’est vainement lancé, qu’on a découvert un autre jour et finalement testé avant de reprendre l’avion.
La belle et bonne portion d’Apfelstrudel aurait pu être la consécration du séjour si seulement elle était mit Zimt. Mais il faut croire que la cannelle là-dedans est une spécialité autrichienne…
Il faudra y retourner pour tester une choucroute et puis aussi le chocolat chaud blanc (weisse Shokolade, c’est bien ça, non ?)
17:06 Publié dans Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : berlin, estomac sur pattes