Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16 février 2015

Petit Eyolf ne deviendra pas grand

Qu'est-ce qui m'a pris de cocher ça dans mon abonnement du théâtre de la Ville ? Ah, oui : Ibsen. J'ai lu une ou deux de ses pièces et j'ai trouvé sa compréhension de l'âme humaine si hallucinante que je me suis dit qu'il fallait que j'aille entendre cela sur scène, pour voir. Sauf que le théâtre et moi, ça fait deux. À de rares exceptions près, j'ai toujours l'impression d'un alliage malheureux, ersatz de danse et de musique, trop raide pour être parlant, trop bavard pour donner corps. Surtout, ça sonne presque toujours faux, même pour moi qui n'ai pas une oreille musicale très développée.

Si, dans le Petit Eyolf de Julie Berès, les corps sont assez souples pour que la mention d'un chorégraphe dans le programme ne soit pas usurpée, les voix me hérissent le poil, surtout celle de l'actrice qui joue Rita (tout le temps en scène, pas de bol). J'ai l'impression de regarder Plus belle la vie. C'est méchant mais c'est ainsi : la mise en scène de cette pièce est au théâtre que j'aime ce que Plus belle la vie est au cinéma.

Pourtant, il y a de bonnes trouvailles, avec la chambre-aquarium de l'enfant qui se noiera, doublée par un véritable aquarium, dans lequel apparaîtra, bercé d'une douce lumière, le souvenir de l'enfant noyé – le plus beau moment de la soirée (enfin, de l'après-midi). Les lumières sont également bien travaillées, avec les mappemondes dans la chambre de l'enfant, et le reflux de l'obscurité1 dans les moments où l'on touche à des vérités qui répugnent à être dévoilées, où l'intime est moins une question de corps que d'écoeurement devant ce que l'on a pu, très humainement, penser de plus inhumain.

Le texte, qui explore tout ce qui ronge une maisonnée, est fantastique. Tout ce qu'il y a de moins glorieux et de plus sensible y passe : la relation quasi incestueuse entre frère et sœur, même à l'âge adulte ; la suspicion de la mère envers la sœur de son mari, qui prend trop de place, la place de leur enfant ; le rejet de sa femme et de son fils, ressentis comme un poids par l'homme qui veut rédiger une grande œuvre ; sa lâcheté lorsque, se sentant échouer, il se donne l'éducation de son fils comme tâche suprême ; la jalousie de l'épouse envers cet enfant, son enfant, cet être indésirable qui empêche l'amour fusionnel des amants2 ; la culpabilité, enfin, lorsqu'arrive ce qu'elle désirait et n'a jamais voulu (méfiez-vous de vos souhaits, ils pourraient se réaliser). On ne cesse de trouver autrui monstrueux – autrui qui agit par lâcheté, par orgueil, par intérêt, par devoir – pour mieux se reconnaître, par amour, dans sa monstruosité.

La richesse de la pièce est sensible. Seulement, toutes ces subtilités de l'âme humaine, on a l'impression que le texte nous les transmet malgré la mise en scène – au lieu que ce soit elle qui les souligne. Il faut que la voix de Rita s'étouffe, devienne rauque et monocorde, pour que l'hystérie cesse et que l'on entende enfin Ibsen – Ibsen avec quelques merdes et hélicoptères télécommandés, car la traduction a été revue et modernisée pour « laisser advenir certaines scènes imaginées ». Fear ! <jeune vieille réac>A-t-on besoin de réécrire Molière pour en percevoir la modernité ? </jeune vieille réac>

Souris échaudée craint l'eau froide, mais il faudra réessayer, retourner au théâtre, pour ne pas rester sur cette triste impression que la meilleure façon d'apprécier une pièce de théâtre reste encore de la lire.

 

Avis contraire et bien plus éclairé chez Carnets sur sol (même si je ne suis pas la seule à avoir trouvé Rita hystérique)

 

1 La lumière, diminuée, m'a fait penser à cet extrait de La Nuit sexuelle de Pascal Quignard, lu le matin même – une inversion : « Ce n'est pas la lumière qui est tamisée dans la pénombre où les amants se dénudent. C'est l'obscurité première qui nous précède qui avance, qui progresse, qui se soulève en une immense vague qui revient sur nous. » L'obscurité de l'âme humaine, pour ne pas dire sa noirceur, qu'on essaye de maîtriser, de refouler, et qui s'effraie de la lumière qu'on essaye d'approcher d'elle – lumière qu'elle refuse et s'empresse de tamiser (elle... nous).

2 Ce serait en quelque sorte la réciproque de ce curieux paradoxe : « Les enfants des parents qui s'aiment sont orphelins. » (La Nuit sexuelle, Pascal Quignard) L'épouse dont le mari aime (ou veut aimer) tendrement l'enfant serait-elle déjà abandonnée ?

Les commentaires sont fermés.