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19 avril 2014

Tabac rouge

Il y a un bon mois, James Thierrée faisait un tabac rouge au théâtre de la Ville. Un bon mois que je me refrène de faire ce jeu de mot pourri je ne sais pas par quel bout le prendre. C'est très dur à chroniquetter, les spectacles en il y a. Soit on énumère toutes les images étonnantes dont on se souvient (et l'on est toujours frustré d'en oublier), soit on avance de grands thèmes si larges qu'ils recouvrent forcément ce qu'est le spectacle – et ce qu'il n'est pas : la maladie, la tendresse, la décrépitude, la révolte et finalement la mort sont bien trop vagues pour les gestes si précis de James Thierrée et de ses acolytes – si précis mais si peu circonstanciés qu'ils ne miment jamais une action univoque. Dans le monde de James Thierrée, il n'y a pas d'histoire ni d'abstraction, il y a des images décalées, oniriques, des bestioles étranges, des poutres métalliques qui ne résistent ni ne cèdent jamais là où on les attend, là où on les secoue, une couturière avec un abat-jour à franges en guise de chapeau chinois, une gymnaste araignée collante comme un morpion de compagnie, un lieutenant et une armée de jeunes filles intransigeantes et zélées, une machine à écrire et une à recoudre les lettre déchirées, des relations de cause à effet totalement désordonnées, un beau visage déterminé que je verrais bien faire la révolution en Amérique du Sud et un vieil homme qui commande à tout le monde sauf à son corps et qui finira enseveli par les sables mouvants du lino (pour avoir trop fumé de tabac et craché, rouge sang, ses poumons ?). Il y a, il y a, il y a, il y avait tant de saynètes drôles et furieuses qu'on ne les retrouvera pas toutes à moins de revoir ce spectacle à la couleur « à la fois noire et rutilante, où la nuit abat le jour (le mot « abat-jour » a d’ailleurs donné, par anagramme, le titreTabac rouge)1 ».

Mit @JoPrincesse (Palpatine s'est fait une séance de rattrapage en peu après)
À lire, une interview de l'artiste.

 

 

1 « Au bord de l'ivresse », Lorène de Bonnay. Bien vu, aussi, vers la fin : « On assiste à une sorte de transe du clan autour de la machine miroitante, devenue un astre tournant truffé de miroirs brisés :on célèbre avec une joie dionysiaque le totem bientôt abattu ; et le roi finit englouti. »

Otello à cor et à cri

J'irais bien à Murano. Ce souvenir private joke1 de Venise est la première chose qui m'est venue à l'esprit lorsque le rideau s'est levé sur un lustre façon verre de Murano. C'est à peu près le seul élément notable de la mise en scène de l'Otello présenté au théâtre des Champs-Elysées et, n'était le massacre de chaises au dernier acte (je prie pour ne jamais me réincarner en chaise de théâtre), on se rappellerait avoir connu des versions de concert plus animées. Pour une fois, le tiers manquant de la scène ne m'a pas manqué plus que cela.

Scène vide, mise en scène statique, flat characters chantés par des personnages en chair et bonus diva, je crois que je ne m'étais jamais autant approchée de la caricature – il faut dire que je m'étais toujours méfiée des opéras italiens jusque-là. Quitte à faire hurler les mélomanes, autant avouer que j'ai eu l'impression de voir les Feux de l'amour à l'opéra, version ritale, avec ego de coq et scooter dans la ruelle : aussi extrêmes soient les manifestations de leurs sentiments, Otello, Desdemona et Rodrigo ont la maturité émotionnelle d'ados de 15 ans – Desdemona finira d'ailleurs par taguer le mur de sa chambre.

Pourquoi, alors, n'a-t-on pas envie de partir à l'entracte ? La musique. Non pas les instruments d'époque, qui se mettent parfois à barrir (cors ?) ou à émettre des sifflements stridents (flûte ?), mais la partition de Rossini, qui nous emporte aussi bien que le ferait aujourd'hui une comédie musicale bien menée2, avec en prime un trio de chanteurs (John Osborn, Cecilia Bartoli, Edgardo Rocha) qui n'ont pas froid aux yeux ni à la gorge. Même la voisine ultra-élégante de devant swinguait de la tête. Après la Petite messe solennelle, Otello me conforte dans mon envie de découvrir Rossini – peut-être ne commencerai-je pas par l'opéra, voilà tout.

 

1 Phrase prononcée devant à peu près chaque lustre en verre de Murano vu à Venise, jusqu'à ce qu'on prenne le vaporetto jusqu'à l'île de Murano – très mignonne au demeurant. 

2 Je verrais bien John Osborn, Otello en tenue de militaire-garagiste, dans un remix de Top Gun : sa démarche aux saluts collait parfaitement.

Carpe noctem

Les vampires d'Only lovers left alive ont depuis longtemps dépassé la base de la pyramide de Maslow : la chasse à l'homme étant soooo XVth century, c'est désormais à l'hôpital qu'ils s'approvisionnent en sang. Leur O négatif, ils le boivent dans des coupes raffinées et des poses extatiques. Allergie fatale au soleil et éternité aidant, les vampires cultivent un carpe diem bien différent. Ils font ce que l'urgence de vivre nous empêche de faire : profiter de la vie sans hâte - et sans profit, Adam ayant jadis offert une de ses compositions à Schubert pour qu'elle passe à la postérité (Christopher Marlowe, le vieil ami d'Eve, se serait quant à lui plutôt fait usurper son identité...).

Vampire romantique qui a trop traîné avec Byron en son temps, Adam collectionne désormais les guitares des années 1970 - un timing qui rend sa nostalgie appréhensible par le mortel qu'est le spectateur. Les siècles passés suggèrent un vécu en quelques noms et photos sans pour autant encombrer par leur folklore : Eve, qui garde de la tendresse pour la photo de son troisième mariage avec Adam, en 1800 et des poussières, communique avec lui via son smartphone et met en garde sa gentille sotte de nièce, qui gaffe tous les 80 ans, contre le sang empoisonné des humains. Les zombies, comme ils les appellent dans un renversement de perspective inattendu, ont réussi à gâcher leur propre sang, eux qui ne savent pas vivre, ne savent pas s'enivrer de tous les arts et savoirs.

Il faut voir le frisson qui parcourt Eve lorsque, faisant ses bagages pour rejoindre Adam à l'autre bout du monde, ses mains parcourent les plus grandes pages de la littérature, plient les reliures d'ouvrages en anglais, allemand, italien, espagnol, français, arabe... et devinent des siècles d'art et d'humanité par le geste de l'aveugle qui parcourt des lignes de braille. Les doigts semblent aspirer le passé et l'inspiration des auteurs se mêle au souffle d'Eve. Dans ce même souffle, on l'entend murmurer le nom latin de toutes les espèces qu'elle entend, de toutes les plantes qu'elle rencontre et de toutes les essences de bois qu'Adam lui donne à toucher. Ses guitares sont appréciées au toucher, avec la sensualité d'un amateur de vin et la précision d'une datation carbone. Les connaissances d'Adam et Eve sont toujours une renaissance au monde et une renaissance conjointe : ils se maintiennent l'un l'autre en vie, leur amour l'un pour l'autre se mêlant à l'amour des belles choses.

 

photo jim-jarmusch_only-lovers-left-alive

(En plusieurs siècles d'inventions, ils ont manifestement loupé celle du peigne.) 

 

Alors même qu'ils ont traversé les siècles se dégage d'eux une impression de fragilité. Adam, qui compose à présent de la musique rock, a sorti un album pour entendre ce que cela donnait, comme pour s'assurer de son existence par un quelconque écho. On ne sait pas vraiment si sa tendance suicidaire fait partie du personnage romantique ou si la lassitude guette. La seule chose dont on soit sûr, qui revient avec autant de régularité que cette théorie d'Einstein qu'il compte encore et encore, c'est son besoin de retrouver Eve, indéniablement plus douée dans la jouissance des savoirs et des arts (d'un humain, on dirait simplement plus optimiste) : sans illusions sur le monde, elle n'est pas pour autant désabusée. À eux deux, yin et yang inversé, ils oscillent entre léthargie et béatitude, bercés par la lenteur et la triste beauté des choses. Leurs promenades nocturnes dans les ruines modernes de Detroit les place au cœur d'un monde qui n'en finit pas de passer – Adam et Eve, derniers hommes d'un monde à chaque instant tout juste disparu. L'urgence n'est pas, comme on le croyait, de saisir le jour mais de savoir le laisser passer : à ce compte, les morts sont ceux qui savent le mieux vivre.

Only lovers left alive. On ne saura pas, au final, si ce sont Adam et Eve ou ce couple de jeune amoureux, qui feront les frais de la rupture de stock de sang des deux amants : Ars longa, vita brevis, l'amour des arts et savoirs se fait le soutien aussi précieux que précaire de vies infinies, où le monde doit sans cesse nous être offert renouvelé par le regard de celui qui (vous) aime.

Mit Palpatine