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05 février 2016

Week-end East End

Tea

 

Le risque de revenir encore et toujours au même endroit, c'est de transformer le voyage en pèlerinage et de courir d'un point à l'autre pour checker tous les points de passages obligés : en gros, un spectacle à Covent Garden, un cream tea chez Richoux, du ravitaillement chez Fortnum & Mason, un vagabondage sans achat à la librairie entre les deux, un tour devant les manuscrits de la National Library, un Sargent à la Tate Gallery, le concours de portrait annuel à la National Portrait Gallery, un dîner au restaurant-à-risottos à Shepherd's Market et une balade dans un des parcs de la ville en mode beware of the squirrels. Il y a bien eu un spectacle à Covent Garden, un cream tea chez Richoux et un passage (fructueux) à la librairie, mais pour le reste, Pink Lady m'avait soufflé quelques adresses gourmandes à tester et Palpatine s'est chargé de la nouveauté urbaine en me faisant découvrir l'East End, quartier dans lequel je n'avais fait que plonger mes orteils en l'accompagnant chez son tailleur lors d'un précédent week-end il y a bien deux ou trois ans.

 

Profiteroles surgelés

[Londres surgelé ou Elyx s'apprêtant à avoir les yeux plus gros que le ventre]

 

Palpatine a un rapport assez obsessionnel aux villes qui lui plaisent ; il ne sera pas en paix tant qu'il n'aura pas tout quadrillé, enregistré et relié chaque quartier dans son GPS mental ; et il faudra de toute manière repasser pour voir comment l'endroit a évolué. Du coup, je me suis laissée promener dans tout l'East End, en commençant par le Spitafield Market, juste à côté de notre hôtel. S'y vendent des fringues plus ou moins vintages, des doll dresses à col claudine (j'ai hésité mais ça faisait vraiment cosplay) et des chapeaux designed in England et (hand-)made in China (j'ai hésité à en prendre un quatrième et le vendeur, croyant que j'étais dans une dynamique de substitution plutôt que d'ajout, m'a fait un prix sur le troisième – son collègue mad hatter était formel : le framboise plutôt que le gris). Aux stands de vêtements se mêlent des stands de bouffe, qui vont du cupcake vegan au sandwich viandard hardcore, grillé au chalumeau. J'opte pour un roll aux falafels (même si grrrr, ce n'était pas la boulette-avec-graines-de-courge que je voulais, j'ai dû admettre que c'était bon), tandis que Palpatine décrète un peu plus loin sur Brick Lane une nouvelle victoire de canard avec son duck and blue cheese burger, dont le making-of est en soi un spectacle : la choupie serveuse à acné a le coup de main pour aligner tous ses petits pains sur la plancha, les petits sceaux pré-portionnés de canard, les morceaux de bleu, de chèvre ou de cheddar face à leur pain respectifs, et tout ça retourné, hop, hop, assemblé avec un peu de verdure vite fait, pour dire, arrosé d'une pression de miel, le tout sur les petits pains à présent grillés et tartinés de chutney d'oignons, splosh, splosh, on s'assure du plat de la main que tout tient ensemble et bonne appétite ! J'ai piqué un morceau à Palpatine : c'est le genre de choses qui fait envie à manger, mais pas du tout à digérer. Anyway… j'ai goûté Brick Lane, une espèce de Camden Market bobo, même bazar réjouissant, sans l'attitude rebelle-de-la-society hyper marketée. Seule trace de violence, verbale : l'ardoise d'un pub qui ne veut pas de vegans chez lui, « no fucking hamster here » ; le gus est exaucé : il n'y a personne… Peu de touristes hormis nous-même, des locaux, des bobos, plutôt, toujours plein de trucs à manger, et des murs décorés.

 

Street art héron

[Comble du héron qui fait le pied de grue]
[Pas loin, une boutique avec un magnifique parapluie qui fait disparaître la pluie sous les constellations, pour vous seulement, discrètement, égoïstement : poétiquement.]

Panneau Bricklane

Street art hérisson

  Street art en calligraphie arabe

 

La balade a continué dans des rues moins stylées, voire presque moches, mais on s'en foutait, Palpatine sur sa lancée, moi trimballant toute guillerette mes nouveaux haut-de-forme, melon et feutre framboise dans grand sac en papier kraft que j'ai fait danser en le balançant par sa poignée. Arrivés au Victoria Park, on s'est dit qu'on habiterait bien un lieu un peu excentré comme ça, avec des bancs et des canards en pleine ville.

Grisaille au Victoria Park

 

Il faisait toujours gris, gris mieux que pluie, gris pas exigeant, qui autorise à ne prêter qu'une attention distraite à ce qui nous entoure et à parler pour le plaisir de parler, de porno, là, pourquoi pas, de comment ce n'est pas tagué pour les femmes, parce que la choupie teen n'assure pas le choupi maigrichon, mais souvent un mec bedonnant / tatoué / avec une coupe mullet, au secours, cela devrait être interdit aux moins de trente ans, mais quand même, Palpatine est heureux du retour en grâce des petits nichons et moi de trouver un banc libre, parce que je commence à fatiguer. Erreur de débutant : je n'ai pas mangé sucré, et je vais le payer parce que Palpatine a décidé de me traîner jusqu'au stade olympique. Où il n'y a rien. Mais justement, argue-t-il. C'est l'inconvénient qui va avec l'avantage d'avoir un GPS sur pattes, qui aime à appréhender une ville depuis ses marges : on se retrouve à marcher dans des coins paumés, bretelles d'autoroutes désertes, talus de terre, grues à l'horizon. Après moult râleries de ma part, enfin, une immense station déserte de métro aérien, qui passe de manière étonnamment fréquente pour un endroit qui ne dessert rien. Et nous ramène donc vers la civilisation, à White Chapel, plus précisément, pour jeter un œil à la White Chapel Gallery, espace d'exposition d'art contemporain que je transformerais volontiers en studios de danse.

Pas de Tate, pas de National Gallery ; hormis le nez mis à White Chapel, la seule exposition du week-end aura été samedi une galerie de photos de danseurs par Rick Guest. Je les avais déjà presque toutes vues en ligne, mais les gigantesques tirages hyper brillants (au point que s'y reflètent les photos accrochées en face) accentuent le parti pris esthétique de l'artiste : le grain recherché n'est pas celui de la photo, mais de la peau, avec ses imperfections, plis, taches, bleus, pores, poils. On est si peu habitué à voir ainsi la chair que ces corps tantôt taille réelle tantôt plus grands que nature mettent quelque peu mal à l'aise. Le premier réflexe est de se dire que cela ne flatte pas les danseurs, l'effet étant renforcé par des vêtements usés voire troués (on ne dira pas où dans le cas de Steven McRae). Une certaine beauté transpire pourtant peu à peu de de ces corps fatigués, probablement parce qu'on ne saurait dire s'ils sont plus travaillés ou malmenés, en résistance ou en accord avec leur vieillissement naturel et inéluctable.

 

The black horse

 

De beauté, en revanche, je n'en ai trouvé aucune à ma fatigue – fatigue hivernale lambda, à laquelle est venu s'ajouter le coup de speed pré-BAT au bureau et le froid de la chambre d'hôtel. Je ne suis pas très patiente d'ordinaire, mais lorsque je suis fatiguée, il ne me reste plus aucune marge : la moindre contrariété m'irrite au plus au point et c'est comme cela que dimanche, après avoir râlé d'avoir marché jusqu'au stade olympique, puis avoir été refoulée à la mini-exposition sur Alice au Pays des merveilles 15 minutes avant la fermeture de la British Library (c'était pourtant mon non-anniversaire, ai-je chouiné, dépitée, sur le bloc de béton où je me suis laissée tomber), je me suis retrouvée à pleurer de rage chez Fortnum & Mason parce que le thé, trop infusé, avait pris un goût infâme (je m'étais pourtant précipitée pour écoper le maximum de feuilles). La serveuse, à qui j'ai demandé de l'eau chaude, a cru bien faire en remettant encore plus de thé dans une nouvelle théière brûlante, ce qui a donc donné un thé au goût encore plus âcre, versé pour moitié à côté de la tasse, et une frustration plus grande encore. Le divin carrot-cake de la maison (aka THE carrot cake), un temps porté disparu sous beaucoup trop de frosting, méritait mieux que cela pour son retour. D'autant qu'il devait compenser la fermeture dans la gare de Foyles et de Peyton & Burnes (adieu lemon-seed cake, adieu millionaire's shortbread). Heureusement, Palpatine est d'un flegme tout britannique (les Anglais ne savent pas infuser le thé, voilà tout, pas de quoi en faire un cheddar) et nous avons croisé @_gohu et @mimiskaya, à qui j'ai pu montrer mes nouveaux chapeaux… et qui se sont retrouvés juste à côté de nous dans l'Eurostar, because Hugo et Palpatine ont fait le même calcul en prenant des places pourvues de prise électriques dans le wagon le plus proche de l'arrivée – bande de geeks !

 

Reflet

 

Alors voilà, les clouds, les silver linings, tout ça… J'ai été heureuse de retrouver Londres, bien sûr, mais le meilleur du week-end, en vrai, c'était de retrouver Plapatine, qu'il faut écarter de Paris pour qu'il cesse deux secondes d'être obnubilé-accaparé par son travail (bon, il a quand même pris quelques appels pro, déplacement professionnel oblige ; j'en ai profité pour me resservir un second petit-déjeuner chez Pod et prendre des photos dans les rues alentours). Le meilleur du wee-end, c'est de faire un tour de magicobus le soir pour regagner notre quartier, truster le premier rang à l'étage, et se lancer dans un concours de photo de nuit, photos de pluie. C'est, parce que les desserts du resto ne nous inspiraient pas, picorer raspberries et blueberries dans la chambre d'hôtel, après avoir rigolé comme des idiots devant la machine à pièces du Tesco : zut, t'as pas fifty pence ? J'ai twenty. Attends, attends, moi aussi. Et de vider nos porte-monnaie avec toute la ferraille qu'on ne se donne jamais la peine de déchiffrer.

Le meilleur du week-end, c'est de discuter ensemble dans l'obscurité d'un bar à l'ambiance si tamisée qu'il faut limite sortir le téléphone pour lire le menu. Entre deux cuillerées de la best onion soup ever (avec du cidre !), je m'enthousiasme sur ma lecture du moment, poursuivie quelques heures auparavant dans l'Eurostar : le schisme de la philosophie (occidentale) d'avec la sagesse (orientale), voilà pourquoi faire de la philosophie m'a amusée puis lassée ! J'avais un angle mort dans ma réflexion et François Jullien met le doigt pile dessus ! Palpatine renchérit : c'est pour cela qu'il n'a jamais réussi à accrocher ; les métastructures de la philosophie occidentale lui ont paru bien creuses après la lecture de Confucius. Le lendemain, comme un fait exprès, on se retrouve à lire des extraits de Confucius dans la libraire que j'affectionne tant avec son escalier en bois – Palpatine s'extasie sur un aphorisme, cherche comment a été traduit « l'homme de bien » (gentleman, of course), on baguenaude parmi les couvertures colorées qui englobent de leur vivacité classiques ardus, ouvrages de vulgarisation et vulgaires essais remâchés. Mes doigts courent d'excitation sur les dos du rayon danse, sortent tous les livres un à un ou presque. Je prends un petit glossaire de pas : malgré sa finesse, il me semble plus complet que mon gros Larousse dédié (où ballets, danseurs et chorégraphes réduisent il est vrai la place accordée aux termes techniques), mais surtout, il y a la transcription phonétique des pas en français et je rigole toute seule d'imaginer prononcé avec l'accent anglais un pah d(u) boo-RAY ou un p(u)-TEE r(u)-tee-RAY soh-TAY. La librairie fermait ; je me suis dépêchée d'aller chercher Geek sublime. Writing fiction, Coding Softare au rayon biographie, où jamais je ne l'aurais cherché.

Il faut dire que nous avions un peu traîné chez Richoux, bien après nos baby scones. On ne pouvait tout de même pas partir en plein suspens : nos voisins parviendraient-ils au bout de leur high tea ? Nous avons suivi avec intérêt leur avancée, discuté leurs choix stratégiques (ne laisser aucun finger sandwich pour faire une pause dans le sucré, erreur, erreur, et garder la pâtisserie pour la fin, halala, si vous croyez qu'après les scones vous serez encore en état…), crié un peu vite à la défaite en captant un « too much sugar » adressé au serveur et fini épatés de les voir tout engloutir sans paraître spécialement écœurés – alors que le mec était parti avec un sacré handicap en prenant un chocolat chaud !

 

Vue de nuit depuis le magicobus

[À bord du magicobus]

 

Oui, le meilleur du week-end, ce sont ces discussions, ces vagabondages, ces délires ordinaires. C'est causer philosophie devant une onion soup, parler p0rno en plein parc et commenter un high tea comme un match de foot. C'est, simplement, marcher dans la ville côte-à-côte en oubliant toutes les heures assises des semaines passées, sentir le corps se délier, l'esprit s'aérer, laisser la place aux surgissements et aux perspectives croisées plutôt que de juxtaposer des monologues remâchés.

 

Souris-fantôme

[Quand d'éphémères rayons de soleil sont apparus samedi matin et que, Palpatine sous la douche, je n'ai plus eu aucun témoin, je n'ai pas résisté à jouer à la souris fantôme.]
[Faire l'amour ou des photographies, deux moyens de s'approprier une chambre d'hôtel, était-il très justement écrit dans un livre dont je ne me souviens ni du titre ni du nom de l'auteur (photographe) - tout juste un souvenir de couverture blanche, Minuit ou P.O.L.]

08 septembre 2015

San Francisco à la carte

Pour vous promener à votre aise : le plein écran

À votre tour de vous promener dans San Francisco : cliquez, cliquez, gentes dames et damoiseaux !


En violet : les adresses miamesques
En orange : les photos
En rose : le blabla
(Ce qui n'empêche pas qu'il peut y avoir une photo pour illustrer le miamesque, des photos avec le blabla et du blabla avec les photos.)

06 septembre 2015

Alcatraz

La première chose à laquelle je pense, en entrant dans la salle où les nouveaux prisonniers devaient prendre une douche et enfiler l'uniforme, c'est : Auschwitz. Ambiance.

Palpatine devant la fenêtre de la cantine

Palpatine à la cantine (la boutique-souvenirs commercialisait des cuillères, réplique du modèle utilisé à l'époque pour manger... et creuser).  

 
- Which language? nous demande le mec des audioguides.
- Is the French really French or is it an American voice speaking French?
- I fear it's an American speaking French.
- OK, English then…

Je n'ai pas regretté ce petit exercice de compréhension orale : les accents participent grandement à rendre la visite vivante. Moi qui ne suis pas fan des audioguides, j'ai été bluffée. Les Américains ne sont pas les rois du storytelling pour rien. Pas de numéro à taper pour entendre un blabla qui vous rive à l'endroit où vous vous trouvez : le narrateur guide vos pas comme un vrai guide, tournez à droite, faites quelque pas, levez la tête... On se laisse faire d'autant plus volontiers qu'on remarque vite à quel point les déplacements en deviennent fluides : jamais de groupe amalgamé devant un point d'intérêt. On effleure du bout des pieds l'impact des balles sur le sol lors d'une tentative d'évasion mémorable ; on lève le nez en imaginant (mal) grimper par les conduits d'aération ; on rentre dans une cellule d'isolement en préférant ne pas imaginer l'obscurité totale une fois la porte refermée ; on frémit du manque de soleil dans les travées centrales et l'on est saoulé par vent infernal dans la cour (le visiteur est aussi pressé de rentrer que le prisonnier l'était de sortir).

 

Vue sur la baie

 

Vue du financial district depuis l'île d'Alcatraz

 

Parmi les différentes tentatives d'évasion historiques reconstituées in situ, se trouve celle de L'Évadé d'Alcatraz, que j'ai découvert à mon retour. C'est le genre de film que je n'aurais pas forcément regardé s'il ne faisait écho à un voyage récent, tourné sur des lieux où je suis allée, mais qui m'a mis dans le mood pour regarder, quelques jours plus tard, Papillon, qui m'a émue alors que je ne m'y attendais pas. Cette volonté farouche de s'en sortir dépasse la condition du prisonnier ou plutôt l'étend à tout homme, prisonnier de sa finitude. S'en sortir, d'où, de quoi ? Être libre, de faire quoi ? Ne pas crever, ne pas crever là, plutôt mourir que de crever là, plutôt mourir que d'attendre la mort... Et si s'en sortir, c'était en finir ? Vertige. Sauter pour ne pas tomber. Mais quoi : n'est-ce pas censé voler, un papillon ? 

 

Le ciel depuis la cour intérieur de la prison

 

Yosemite – le paysage

Reflet de notre voiture dans les jantes d'un truck

 

L'épisode automobile m'a beaucoup fait râler, mais il m'a également donné un avant-goût de ce que peut être un road trip américain, avec toutes les idées de liberté et d'immensité qui s'y rattachent. Rouler sur le revêtement pourri des autoroutes californiennes, patché de partout, tout strié, c'est aussi avoir l'impression d'avancer dans le sillon d'un vieux vinyle qui accompagnerait le voyage à plein volume, faisant résonner des airs de liberté, vibrant comme l'habitacle de la voiture ; c'est faire du toboggan sur des routes vallonnées, entouré de champs à perte de vue – pas des champs plats comme nous avons en France, non, des champs où l'on s'attend à voir Flicka et les chevaux sauvages de Mary O'Hara1, des champs bordés au loin par des montagnes, parcourus par les vents et pas qu'un peu : nous avons longé le plus grand champ d'éoliennes du monde ! J'avoue ne pas tout à fait comprendre en quoi elles défigureraient un paysage qu'elles peuplent d'une présence héroïque, géants Don Quichottesque revus par la science-fiction, plus impressionnants encore que les pylônes un peu plus anthropomorphisés de nos lignes à haute tension.

Nous avons roulés des kilomètres et des kilomètres, entre ces champs parcourus par les vents poussant des plaines de nuages. Je n'ai pas arrêté d'alterner entre lunettes de vue et lunettes de soleil à ma vue, yeux plissés, yeux écarquillés, comme devant cette croix « Jesus save us » dessinée plantée par un agriculteur sur une parcelle de terre jouxtant l'autoroute, ou bien cet immense réservoir d'eau croisé sur le chemin du retour (béni soit le GPS qui nous a fait passer par un chemin différent sans que nous ayons rien paramétré), devant lequel je n'ai pas réussi à m'arrêter, alors que les strates colorées des roches qui en émergeaient méritaient certainement le détour ! Plus encore que la forêt de séquoia géants que nous n'avons pas pu voir car il s'est mis à neiger, je crois que c'est ce réservoir entr'aperçu qui m'a donné envie d'un road-trip, un vrai, plus long, plus aventureux, avec encore plus de trucks dans les jantes desquels se refléter – un road trip où, accessoirement, je ne serais pas la seule à conduire.

 

Arbres

 

Rouler permet en outre de prendre la mesure de ce qui nous entoure. Après une heure et demie de voiture pour voir Yosemite Valley depuis Glacier Point, non seulement le paysage s'offre comme une récompense, attendue, désirée, mais il s'est étoffé : tous les virages dans lesquels on l'a vu apparaître et disparaître, dans lesquels on l'a vu se métamorphoser, contribuent à lui donner sa réalité. Tunnel View, encore encaissée dans la vallée, à mi-chemin, offre une vue incroyable. On a beau ne croire que ce que l'on voit, le voit-on qu'on n'y croit toujours pas. Y est-on ? Est-on bien là ? On photographie sans y croire ce paysage de carte postale, que l'on reçoit comme tel, comme si on n'en avait pas été témoin. Sans le vent et les nuages qui font moirer la forêt de sapins, la vue se confondrait avec toutes les images qu'elle a engendré – une vallée, la vallée, qui de tout temps a existé dans notre imaginaire. Celle de tous les récits d'aventure. Celle de Petit Pied. Celle de l'âge de glace. Je suis presque surprise de ne pas voir avancer au milieu une longue lignée de dinosaures en exode. We don't belong here. Je le sens. J'ai beau regarder, je ne vois pas : ce paysage m'échappe. Alors je fais comme tout le monde : je le prends en photo dans une vaine tentative pour me l'approprier, tandis que les touristes américains le shootent, comme un animal dont on n'aurait pas toléré l'indifférence à notre égard. Par dépit. Dépit souriant, évidemment ; on montre les dents.

 

Touriste, mon alter ego

 

Assis sur le muret, un couple de jeunes se fait prendre en photo par le reste de la (belle-)famille : ils s'offrent un peu de repos, dos à la vue-à-couper-le-souffle. Sans doute espèrent-ils, par cette feinte indifférence, s'en faire accepter, appartenir, enfin, à cet endroit. Je ne résiste pas à prendre une photo-à-la-Martin-Parr, mais avec plus de bienveillance que jamais : je sens naître en moi, en même temps qu'une certaine sympathie à leur égard, une non moins certaine ironie envers moi-même. Qui des deux est le plus comique : celui qui tourne le dos à ce qu'il y a à voir pour dire j'étais là ou celui qui s'efface soigneusement du paysage comme s'il devait n'avoir jamais été et ne jamais être autre qu'il n'est à ce moment-là ? Il y a de une certaine hybris à croire que l'on a vu la chose telle qu'elle est, en soi, comme si notre présence n'affectait pas notre perception, comme s'il n'y avait pas d'autre manière de voir ce qu'on a vu. Comme si on était objectif – clic-clac, hors du cadre. Le simple fait de contempler un paysage, pourtant, est déjà subjectif, car il n'y a pas de paysage dans la nature ; c'est l'oeil de l'homme qui l'y découpe. D'où que l'on ne puisse pas se sentir appartenir à un paysage : le voir nécessite de s'en exclure. Comme sont vaines et attendrissantes nos tentatives pour nous persuader du contraire ! J'ai même cessé, depuis ce jour, de regarder avec mépris les selfie sticks, cette tentative de s'inscrire, seul s'il le faut, dans un lieu que l'on aimerait habiter (hanter), un lieu qui nous relie à ceux qui y sont passés, aux rois au Louvre, aux dinosaures à Yosemite – à nous-mêmes au final : notre moi du futur pourra dire c'était moi en regardant ces photos-là. Je regrette parfois notre intransigeance photographique, à Palpatine et moi, décrétée au motif que nous ne sommes ni l'un ni l'autre photogénique : c'est un tel plaisir de le retrouver dans cette silhouette-ci ou de me reconnaître dans ce bout d'écharpe-là. Se reconnaître : il faudra à ce propos que je vous parle un jour du portrait que Renaud, un ami de @_gohu a fait de moi, et du plaisir, du soulagement presque qu'il y a à retrouver dans une image montrable l'image qu'on peut avoir de soi. Je ne l'ai pas rêvé. Je l'étais, j'y étais. À Yosemite, donc.

 

La crête des arbres

Vous ne trouvez pas qu'on dirait des arbres de maquette ?
Make-believe ai-je attrapé au vol dans la conversation de touristes américains.

Le Half-d=Dome

Le Half-Dome.

 

Chute d'eau

Photos garanties sans filtre. Comme nous n'avions pas de téléobjectif, nous avons pris les photos à travers les jumelles de Palpatine. Mac Gyver style.

 

Après le panorama, depuis Tunnel View puis Glacier Point (l'occasion de remettre El Capitain dans son contexte massif, la Sierra Nevada), ce fut l'immersion dans la forêt avec quelques deux ou trois kilomètres à pieds pour aller voir le Mirror Lake. Voiture laissée au parking, du calme et de l'air froid : on pouvait se dire que, ça y est, on allait pouvoir appréhender l'endroit et se sentir y appartenir. Sauf qu'engagé sur un sentier, on perd de vue la big picture. Au bout de dix minutes, j'avais l'impression de me retrouver dans la forêt où j'allais crapahuter avec mon père, le week-end, quand j'étais petite et que les rochers me paraissaient des falaises à escalader. Pour l'idiosyncrasie américaine, c'est raté. Ultime moquerie du sort : le bitume n'a pas cessé de reparaître à cinquante mètre du sentier plein de crottin de cheval dans lequel nous nous étions engagés. Et Mirror Lake ? Hum, oui, vite fait. Il fallait surtout en revenir, pour voir le coucher du soleil sur le Half-Dome et les fleurs blanches surnaturelles dans le crépuscule.

 

The Mirror Lake

Coucher de soleil sur le Half-Dome

Fleurs blanches dans les bois au crépuscule

 

Yosemite, on en est revenu : c'est comme ça qu'on sait qu'on y a été.

 

1 Il se pourrait que j'ai déplacé le Wyoming de quelques centaines de kilomètres.