21 décembre 2014
Interstellar
Les champs de maïs au milieu desquels commence Interstellar m'ont fait penser à Looper. La station Cooper, à celle d'Elysium. Les vagues montagnes de la première planète visitée, aux paysages d'Oblivion. Ces ressemblances ne signifient pas grand-chose sinon que je me suis mise à regarder de la science-fiction, un peu. J'en arrive toujours à la même conclusion, bêtasse d'un point de vue logique, mais toujours surprenante pour moi qui ne me suis jamais vue comme une amatrice du genre : les bons films de science-fiction me font aimer la science-fiction – les films où les progrès supposés de la science donnent moins lieu à des gadgets technologiques qu'à l'étincelle narrative qui met l'imagination du scénariste en branle1, et ouvre une fenêtre de réflexion sur ce qu'est l'humain aujourd'hui et sur ce qu'il continuera à être demain, en dépit des évolutions de cette science toute puissante – dans nos imaginaires du moins.
Insterstellar commence au milieu des champs de maïs, envahis par une tempête de poussière, comme une préfiguration de ce que deviendra l'homme si les dernières céréales qui poussent encore meurent à leur tour. C'est la famine que choisit Christopher Nolan comme menace pesant sur l'humanité – non pas une menace extérieure, comme une invasion ou une tentative de destruction, mais une menace créée par l'homme, paradoxale pour nous qui vivons dans une société où la nourriture est surabondante, mais parfaitement cohérente avec la surexploitation qui en est à l'origine. Craignant pour sa survie, la communauté délaisse la matière grise pour les pouces verts : elle encourage les vocations de cultivateurs et décourage les explorateurs – les livres scolaires ont même été réécrits pour faire des conquêtes spatiales un leurre tactique de la guerre froide. Forcément, cela n'est pas franchement du goût de Cooper, ancien pilote qui s'ennuie ferme dans son coin de terre, malgré son fils, qui suivrait bien la voie de son père, et sa fille Murphy, qui remonterait volontiers sur ses traces, intelligente et curieuse comme elle est. Du coup, quand il découvre avec la gamine que non seulement la NASA existe encore mais qu'elle est en pleine exploration d'univers à coloniser, ni une ni deux, il embarque, laissant ses enfants pour ainsi dire orphelins.
Une poignée d'explorateurs sont déjà partis aux quatre coins de la galaxie pour constater ou infirmer la viabilité de la planète qui leur a été assignée, l'idée étant de retrouver celui qui a le terreau le plus favorable pour faire une bouture de la Terre (et laisser ladite Terre respirer un peu, en jachère). Et les autres, les explorateurs qui sont tombés sur une planète hostile ? Hence the bravery, répond le responsable de la mission. D'où la bravoure. De tout le film, c'est la seule phrase dont je me souvienne littéralement. Phrase terrible : sous le coup de cette petite conjonction de coordination, hence, les explorateurs sont déjà morts et enterrés. Hence the bravery suscite chez moi le même effroi que l'histoire de ces mineurs désignés pour aller mourir avec le coup de grisou qu'ils évitaient ainsi à tous leurs camarades. Désignés. Dans le Sacre du printemps, on dit élu. Car c'est un honneur. Il faut que c'en soit un pour supporter l'idée de mourir pour les autres. Pour le supporter et pour le vouloir – et le héros fut, glorifié par le cinéma américain. Sauf que là, avec Nolan, c'est autre chose.
J'ai lu à plusieurs reprises que le sacrifice est une thématique récurrente dans les films du réalisateur. Interstellar n'est que le deuxième que je vois, après Inception, mais cela me semble déjà discutable, tant la notion de sacrifice y est ambiguë. C'est ici que vous devez attacher votre ceinture ou vous éjectez de cette chroniquette, car l'on entre dans une zone de spoilers à tout va – spoilers qui ne vous gâcheront rien si, comme moi, vous aimez voir décortiqués les mécanismes de l'humain.
Un regard sur sa planète de glace suffit à comprendre que le premier explorateur que Cooper et son équipe (réduite à Amelia, la fille du savant qui orchestre la mission) parviennent à retrouver a menti pour qu'on vienne le sauver. La planète n'est pas viable mais lui, en le découvrant, n'a plus consenti à mourir. On n'est plus un héros lorsqu'on est seul, lorsqu'il n'y a plus personne d'autre aux yeux de qui être un héros. On n'est plus lâche non plus. Vouloir vivre n'est lâcheté qu'aux yeux de ceux qui ont vous ont désigné pour les sauver et qui vous condamnent à l'instant où vous laissez votre instinct prendre le dessus sur leur survie. Rien n'est plus touchant que la lâcheté de cet homme qui ne veut pas mourir sans avoir revu un visage humain – quand bien même tout, dans ce visage, l'accusera. D'avoir vu Gravity rend cela plus palpable encore : dans le film d'Alfonso Cuarón, la solitude n'est pas un vague sentiment, c'est l'effroi de n'entendre que sa propre respiration, de se savoir la seule personne vivante dans un espace profondément hostile. Interstellar, préférant la finesse méandreuse de la réflexion à la force du symbole, ne le fait pas sentir avec la même acuité mais le prend intelligemment en compte. Le propos n'est plus de confronter l'instinct de vie à l'instinct de mort, mais à un autre instinct de vie auquel il s'oppose.
L'individu contre l'espèce, aurait-on envie de dire. Sauf que l'instinct auquel se heurte l'individu est toujours celui d'un autre individu. Sous couvert de faire valoir le courage des autres, la lâcheté de l'explorateur nous avertit qu'il n'y a pas de noblesse d'âme héroïque comme il n'y a jamais d'intention pure. Cooper a sacrifié les joies de la paternité pour garantir un avenir à ses enfants ? Il a aussi sauté sur l'occasion, heureux comme un gamin qui ne tenait plus en place, pour laisser libre cours à son tempérament d'explorateur – et abandonné sa fille en pleurs. Le savant a laissé sa fille partir sauver l'humanité en sachant qu'il mourait sûrement avant de la revoir ? Mais c'est encore une manière de tromper la mort que de se donner l'espoir d'une longue descendance. Ne parlons pas d'Amelia qui décide de la planète à visiter (les réserves de carburant ne permettent pas d'explorer toutes les possibilités) pour y retrouver l'homme qu'elle aime : l'espèce ne peut définitivement pas compter sur la rationalité de ses individus pour se perpétuer.
Pourtant, le fait que son intuition se trouve justifiée et que la planète de son amant se révèle finalement être la plus viable est aussi significatif que la disqualification par ses coéquipiers d'un choix fait par inclination. Sans céder au discours selon lequel l'Amour (oui, avec une majuscule, le bon sentiment ne lésine pas sur les moyens, se réclamant de la poésie pour mépriser les règles typographiques) est l'alpha et l'oméga de la vie et nous sauvera toujours (la rime, la rime), Nolan souligne que si l'homme est un animal raisonnable, c'est en tant qu'il est capable de raison – parce qu'il est, parce que nous sommes, un animal profondément irrationnel. Quand bien même nous tentons de rationaliser a posteriori cette irrationalité (on trouve toujours des raisons pour rendre compte d'un choix instinctif). À chaque décision des personnages, on pourrait ainsi trouver un pour quoi différent du pourquoi. Dans cet écart entre but et motivation, ce faux dilemme entre l'espèce et l'individu, et ce vrai conflit entre individus, se rejoue l'insociable sociabilité kantienne. Ou, si vous préférez ne pas voir Kant dans les étoiles : la nature trouve toujours son chemin2. Ce n'est pas en abdiquant leurs intérêts au profit d'une cause supérieure que les hommes s'en sortent, mais en confrontant ces intérêts à ceux de leur semblable.
Pour que la friction ne conduise pas uniquement aux disputes et à la guerre, mais aboutisse également au développement des arts et des sciences ; pour que la fille de Cooper puisse lui faire la gueule sans que cela l'empêche de travailler sur la mission et de finir par s'exclamer : Eurêka ! ; pour que l'insociable sociabilité fasse son œuvre, en somme, il faut seulement laisser aux hommes de l'espoir. Le vieux savant l'a bien compris, lui qui a inventé un plan A (modifier dans des équations quelques paramètres comme l'espace, le temps et la gravité pour faire migrer quelques milliards de Terriens sur la planète bouture) uniquement pour faire passer le plan B (embarquer plein d'embryons dans la navette spatiale et laisser sa fille3 incuber le meilleur des mondes). Ce que Cooper et Ameli accusent comme mensonge fonctionne très bien comme illusion, et le réalisateur la reprend à son compte en nous montrant quelques images de la station Cooper (qui atteste de la réussite du plan A), avant de conclure sur l'âpreté de la vie qui attend Amelia (après avoir donné une sépulture à son amant, elle va devoir mettre en place le plan B, seule avec Cooper).
Mais peut-être cette fin heureuse est-elle encore un mensonge et que ce qui nous donne espoir, dans Interstellar, c'est la beauté, la beauté des plans mais surtout l'incroyable beauté, la beauté interstellaire, presque insoutenable, de la gamine (Mackenzie Foy), et l'éloge sous-jacent de la curiosité intellectuelle4, avec ladite gamine qui devient, équation platonicienne du bien et du beau oblige, une brillante scientifique (magnifique Jessica Chastain).
1 La relativité temporelle, par exemple, fournit ainsi un formidable outil narratif, qui permet de juxtaposer deux fils narratifs évoluant à des rythmes différents, en rendant les ellipses toutes naturelles.
2 Nolan a le bon goût de ne pas personnifier cette nature. La dynamique que les personnages mettent sur le compte d'un they extraterrestre se révèle l'effet d'une boucle temporelle : il n'y avait pas de they, seulement us, seulement Cooper transmettant des messages à sa fille depuis un autre espace-temps.
3 Comme le fait remarquer Palpatine, le repeuplement est rarement laissé à des filles moches...
4 Je laisserai l'homme-grenouille vous parler de la figure centrale de la bibliothèque – et de plein d'autres choses.
22:17 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, interstellar, nolan
19 décembre 2014
Quelques pounds d'art dans un monde de brutes
The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde
De Turner, je n'ai jamais vu que le mouvement, dans les peintures à l'huile, et la transparence, dans les aquarelles. Jamais je n'avais trop fait attention à la brutalité du coup de pinceau – l'absence de contours signifiait pour moi légèreté. Forcément, la surprise a été vive de découvrir le peintre incarné par Queudver. La bestiole, flanquée de rouflaquettes et d'un sacré tour de taille, plisse les yeux comme une taupe et grogne comme un ours. Il grogne tout le temps : pour remercier la servante qui attend d'être troussée, pour accueillir son vieux père qui lui prépare ses toiles, pour ne pas émettre son plus désagréable envers la caquetante mère d'une progéniture qu'il se refuse à reconnaître, pour accueillir un compliment, artistique ou badin, ou encore pour éloigner l'amateur d'art qui croit l'honorer de sa pédanterie. Analyse de la composition ? Il devient tout à coup urgent de se débarrasser des mouches mortes. Doctrine esthétique ? Disputons plutôt goûts culinaires.
Mr. Turner peint comme il respire : sans se poser de question, dans un perpétuel effort pour s'éclaircir les bronches. Si ses voies respiratoires restent encombrées, celle de son œuvre se dégage franchement de l'académisme, éloignant peu à peu l'artiste de ses pairs. Tandis que ceux-ci, surpris par une modernité radicale dont on s'étonne qu'elles ne les ait pas dérangés dès le début, la mettent sur le compte d'une vision déclinante, le spectateur d'aujourd'hui est surpris, en sens inverse, par le continuum de l'histoire de l'art à la faveur duquel les tableaux de Turner sont désignés comme des marines et exposés en même temps que ceux de Constable1. Pourtant parfaitement chronologique, ce cheminement, qui part du présent de l'artiste pour se rapprocher de la postérité qu'on lui connaît, nous prend à rebrousse-poil. Parce que nous avons appris à la voir (ou parce qu'elle nous a appris à voir comme elle), nous percevons la modernité avant la tradition face à laquelle elle se pose à la fois en continuité et rupture – de la même manière qu'éduqués à la sensibilité de l'œuvre, nous percevons sa finesse avant la brutalité avec laquelle nous la recevons pourtant (d'où la tentation d'imaginer une carcasse vide pour incarner l'artiste et la difficulté à le reconnaître dans l'ours qu'on nous présente).
Mr. Turner repose ainsi essentiellement sur la performance de Timothy Spall, qui donne corps à une vision, avec bien plus de poids que les quelques ciels reconstitués en technicolor. Moins inspirés que copiés des tableaux, ils font apprécier que le film soit pour l'essentiel composé de scènes d'intérieurs : les pièces et les personnages qui s'y meuvent reçoivent la lumière de l'extérieur comme les toiles la peinture, et tout le film se trouve infusé de cette lumière, que l'on dirait émise par les tableaux eux-mêmes. Quand presque toutes les peintures du maître sont des paysages, ce parti-pris de rester en intérieur se révèle une manière intelligente d'investir l'extériorité de l'œuvre, sans chercher à la paraphraser ni à l'expliquer, en en soulignant seulement la force et la luminosité. Le film se termine ainsi, à la mort du peintre, par une double image : la femme avec laquelle le peintre a vécu la fin de sa vie et qui le savait a man of fine vision sourit doucement au soleil en essuyant ses carreaux, tandis que la servante erre, abattue, dans un atelier abandonné où n'entre plus aucune lumière. L'art : la lumière.
1 Turner le nargue d'ailleurs joyeusement : alors que Constable n'en finit pas d'apposer d'invisibles retouches à son tableau, Turner écrase un pinceau rouge sur sa propre toile, s'en va, puis revient quelques minutes plus tard transformer la grosse tache en bouée – olé.
23:05 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, peinture, turner
07 décembre 2014
Cousu de fil blanc comme neige
De tous les extraits de Kafka étudiés en cours d'allemand, je crois n'avoir retenu qu'un mot : übersehen. Un mot formidable : über-sehen, voir par-dessus, c'est à la fois se rendre compte et ne pas faire attention à, voir du dessus et ne pas voir de regarder au-delà. Il n'y a pas de meilleur mot pour rendre compte de White Bird in a Blizzard, film dans lequel Kat, une adolescente calme mais pas apathique, grandit sans s'inquiéter outre mesure de la disparition de sa mère.
Lorsque son père lui annonce sa décision de déclarer la disparition à la police, elle continue de piocher dans son pot de glace, mine contrite, vaguement mal à l'aise. Factuelle, elle confirme à l'inspecteur que la piste d'un amant est tout à fait plausible, sa mère prenant un malin plaisir à draguer son petit ami – celle du suicide aussi, tant les signes de dépression étaient évidents chez cette parfaite desperate housewife (parfaite Eva Green). Un meurtre ? Encore faudrait-il un corps. Kat opte pour l'hypothèse de l'amant et continue à vivre comme on hausserait les épaules.
Pourtant, le corps reste central, dans les rêves de Kat, où elle aperçoit à peine sa mère, masse blanche recroquevillée dans une tempête de neige, comme dans sa sexualité, de plus en plus assumée à mesure que s'estompe le fantôme de sa mère qui, avec sa silhouette de mannequin, ne cessait de reprocher ses courbes à sa fille. L'absence de la mère semble à vrai dire un soulagement pour sa fille, qu'elle enviait, mais aussi pour son mari, à qui elle reprochait sa médiocrité. Autant dire que le mystère, qui sera élucidé dans les cinq dernières minutes du film, est volontiers éludé : lorsque Kat rend visite à l'inspecteur, c'est dans le but avoué de le draguer – et elle n'a pas peur de son désir. La scène, meilleur dialogue préliminaire qui soit, marque la fin de l'enquête policière et le début d'une quête sensorielle et humaine : le corps désirant a pris la place du cadavre que l'on s'attendait à trouver. Fascinant le spectateur, il arrête le regard au moment même où, voyant un personnage ne pas voir, on devrait voir intensément ce qu'il ne voit pas. Übersehen. Le malaise, s'il y en a un, vient de là, mais le tout est filmé et joué avec une telle pudeur (Shailene Woodley) qu'il est à peine plus perceptible qu'un oiseau blanc sous une tempête de neige.
Mit Palpatine
23:10 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, white bird, shailene woodley, eva green, gregg araki
Gourmandise douce-amère
- Life is tragic.
- But it's good.
Ce bref échange, entre deux garçons dépités d'être invisibles à côté du chanteur de leur groupe, donne à lui seul le ton de God Help the Girl. Loin d'être évacués par l'esthétique rétro du film, prompte à présenter le présent comme un heureux souvenir, la maladie de l'héroïne et le regret des amours manquées se trouvent enrobés d'un voile nostalgique qui en fait mieux passer l'amertume. Avec simplicité, sans hyperbole lyrique ou mélodramatique, comme jeunesse se passe. On contemple l'étrange beauté du spleen dans le regard d'Emily Browning (Eve), la maladresse juvénile dans le corps d'Olly Alexander et le visage d'Hannah Murray (bouche ouverte, comme Adèle), et l'on s'aperçoit que les sourires font affleurer les blessures, que les courses les plus enjouées enjouées sont des errances déguisées. But it's good. La bande-son pop, qui aurait pu affadir le film, l'adoucit juste ce qu'il faut pour réconforter les jeunes âmes ébréchées, rafistolées à coups d'amitié. Et l'on n'en finit plus de chantonner God help the girl, she needs all the help she can get.
12:16 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, god help the girl