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22 février 2014

L'art de la cavalcade

La veille du concert Chostakovitch du Mariinsky, Palpatine regardait à la télé un film où un Écossais menait le soulèvement de ses compatriotes face aux Anglais ; il fallait absolument que j'attende la scène de la bataille avant d'aller me coucher, sous prétexte que le héros s'y montre un stratège de génie. La manœuvre militaire ne m'a pas franchement ébahie mais il faut croire que j'étais bien dans l'ambiance car, le lendemain et le jour suivant, je n'ai entendu que cavalcades grandioses et chevauchées sarcastiques.

La Symphonie n° 12 rallie les cavaliers des quatre coins du monde (bon, d'accord, pas du monde, de l'Eurasie), depuis le montagnard qui abandonne son cheptel pour traverser les plaines jusqu'au gardien de phare qui accoure métaphoriquement sur ses white horses – toute affaire cessante, comme au signal d'une inaudible corne de brume. Les silhouettes des uns s'effacent et se superposent aux paysages des autres dans une grande chevauchée polyphonique.

Dans la Symphonie n° 8, ce ne sont plus des hommes qui cavalent mais des courants d'air ascendants qui s'infiltrent sous les toits, tournent autour des poutres, parcourent les charpentes, s'insinuent dans les moulins, les granges, peut-être même les maisons, plus ou moins vides, où il y a plus ou moins à épier. J'ai aussi l'image fugace d'un tourbillon de mouches mais je ne suis plus certaine qu'elle ait été convoquée par cette symphonie-là.

Dans la Symphonie n° 11, les cavaliers sont des guerriers – des hordes de guerriers, en bataillons trop bien ordonnés, qui défilent à perte de vue : ma caméra imaginaire est sans cesse obligée de revenir en arrière pour appréhender l'immensité des troupes et de la plaine qu'elles recouvrent, survolant comme un bombardier les rangées toujours nouvelles de cette interminable armée.

Et puis un intrus, le Concerto pour violon et orchestre n° 1, où ne cavalcade que l'archer de Vadim Repin. C'est virtuose mais un peu trop aigu pour mes oreilles après une journée de bourdonnement d'ordinateurs. (Je crois que je ne suis pas une inconditionnelle du violon.)

Rappel du premier épisode.

21 janvier 2014

Merci comme Matthias

Des lieder : de Schubert, oui, mais de Mahler ? De Chostakovitch, surtout ? À quoi peuvent bien ressembler des poèmes romantiques mis en musique par le maître de l'ironie symphonique ? Contrairement à ce que j'aurais cru, la Suite Michelangelo n'est pas une œuvre de jeunesse, influencée par ses études au conservatoire, mais de maturité. C'est la voix raillée, qui tente de se faire entendre alors qu'on lui coupe la parole de toute part, la voix perdue dans le tintamarre grandissant, la voix esseulée qui s'élève au milieu des symphonies, lorsque les vagues sonores se sont retirées, découvrant un paysage désolé. Les lieder de Chostakovitch, c'est cette voix débarrassée de ce qui l'étouffe, du combat pour prendre la parole, prendre part à la société, qui ne chante plus que pour elle-même, dans la plus grande nudité – un chant pour s'entendre vivre et vibrer, avant de disparaître. Cela n'empêche pas les accès sautillant de temps en temps, où la main du pianiste (Leif Ove Andsnes) se met à rebondir sur place, mais c'est plus serein, plus apaisé que tout ce que j'ai pu entendre jusqu'ici du compositeur.

Ses lieder alternent avec ceux de Mahler, dont on imagine la teneur à partir de leurs titres si délicieusement allemands (« Es sungen drei Engel einen süssen Gesang », « Ich bin der Welt abhanden gekommen ») et des mots que l'on glane ça et là, toujours avec beaucoup de Herz. On a l'impression que le poète a pris la terre à pleines mains, qu'il a ressenti tout ce que le monde pouvait lui offrir (avec cette intensité des poètes pour qui un frisson est un tremblement de terre) et que, fatigué par cette offrande, il se tient à présent un peu en retrait du monde – comme nous qui sommes là, à cet instant, dans la pénombre et la tiédeur d'une salle de spectacle. 

La voix de Matthias Goerne nous enrobe si bien que l'on est dans sa voix comme dans une couette. C'est l'équivalent psychique de la détente physique, lorsque toutes les tensions de la journée, senties plus vivement au moment où l'on s'allonge, se relâchent (ou lorsque, comme c'était mon cas, on s'assoie enfin après avoir longuement piétiné lors d'une exposition). Tout est adouci alors que les sensations sont décuplées : peu importe que le lied soit triste, joyeux, tendre ou mélancolique, il donne à vivre pleinement, la souffrance de l'âme devenant doucement une expérience parmi d'autres. Chagrins, peurs et nostalgie servent une sensation de plénitude, au même titre que la gaîté, le plaisir et les souvenirs heureux. Pour cet apaisement, cette sérénité, cette joie, en somme, merci à Matthias Goerne et merci à Palpatine pour m'avoir offert la place et à son accompagnatrice initiale pour me l'avoir cédée. La séance de dédicace qui a suivie était pour ainsi dire superflue : lorsqu'un récital laisse sans voix, cela se transforme en séance de signatures à la chaîne. Mais bon, se perdre dans ses yeux pendant que Palpatine enrichit sa collection de grigris n'est jamais de refus.

15 décembre 2013

Proko, Chosta, y'a qu'à

À l'orchestre de Paris, les premiers violons sont polyvalents. Lorsque ce n'est pas Roland Dugareil qui s'improvise luthier en plein concert (je n'y étais pas mais on m'en a fait le récit), c'est Philippe Aïche qui remplace au pied levé le chef-d'orchestre souffrant. Ses collègues sont un poil plus concentrés que d'habitude, prêts à faire tout leur possible pour alléger la peine de leur camarade. Le second violon, promu premier par la force des choses, donne le la au piano et tout le monde se tient bien droit sur sa chaise.

On sent un peu ce flottement de quand la prof de danse, absente, a exceptionnellement demandé à une élève avancée de la remplacer : la fille panique un brin (je le sais, c'était moi), tout le monde fait les exercices demandés mais l'ambiance n'est pas la même, le cours manque d'assurance. Il se passe la même chose avec le troisième concerto de Prokofiev, malgré la volonté du chef-violoniste, qui ne ménage pas ses efforts (plus dans le style amortisseur que ressort, caractéristique de Paavo Järvi, le toon à baguette). Il en met plein les mirettes, un peu moins plein les oreilles. Les lignes musicales tremblotent (où est-ce qu'on va ?) puis s'affermissent (on ne sait pas mais on y va), sans toutefois trouver l'allant nécessaire pour rythmer l'ensemble (quand est-ce qu'on arrive ?).

Laurent trouve au chef un « physique de sommeil » et ce n'est pas Palpatine qui le contredirait, ayant manqué de se casser la figure en s'endormant après une longue journée de salon. Il n'empêche : chapeau bas et martèlements de pieds pour avoir relevé le défi. Le chef-violoniste et le pianiste se battent presque pour faire saluer l'autre, celui-ci se servant de l'appui qu'il prend sur le bras de celui-là pour l'envoyer saluer à l'avant. Match nul : ils saluent épaule contre épaule, après un changement de main de baguette – c'est que c'est encombrant, cette chose-là.

 

Après l'entracte (où l'on a élaboré les catégories de « chefs qui se regardent de dos » et « chefs qui se regardent de face »), Philippe Aïche retrouve sa place, au soulagement du second violon, qui ne savait manifestement pas à quel moment donner le signal de départ à la fin du concerto. Le nouveau chef intérimaire est un assistant de Paavo Järvi (aurais-je trouvé qu'il en reprenait un peu les attitudes si je ne l'avais pas su ?) et démontre une qualité essentielle du chef d'orchestre : c'est un tiers, qui dirige d'autant mieux l'orchestre qu'il n'en fait pas partie. Les musiciens ne s'inquiètent pas pour lui et ne s'en soucient que dans la mesure où c'est lui qui la donne (la mesure).

Ajoutons à cela les 9 cors et 9 contrebasses de la septième symphonie de Chostakovitch, dite « Leningrad » : tout de suite, ça envoie beaucoup plus. Surtout que tambours et trompettes nous signalent au loin une bataille à venir. De la même manière que les danses folkloriques ou les danses de salons renvoient à une pratique sociologique dans le ballet, tambours et trompettes ont ceci de particulier qu'ils peuvent symboliser une musique extérieure à la symphonie en son sein même, pourvu qu'on les en distingue – ici, par le volume sonore initial. Une citation comme une autre, me direz-vous si, comme moi, vous avez pensé à Ravel en entendant le crépitement du tambour dans le lointain. Lorsqu'il se rapproche et que la musique enfle, on croit être reparti pour de ces vagues dont Chostakovitch a le secret mais elle se brise très vite et avec elle, l'élan du combat – le tambour essaye bien de relancer le mouvement mais c'est une reprise avortée, qui ne réussit pas à secouer le silence depuis lequel elle s'élance.

À partir de là, j'ai du mal à imaginer la grandeur du peuple russe, qu'a voulu convoquer le compositeur, autrement que comme le souvenir d'un passé tsariste perdu. Curieuse manière d'encourager les troupes que cette symphonie à faire pleurer les pierres de la forteresse Pierre et Paul – à moins de penser qu'émouvoir fasse vraiment se mouvoir. Je dois avouer ne pas avoir trop creusé la question, distraite par la découverte d'un nouveau contrebassiste canon puis par une multitude de pensées prosaïques1, que j'ai essayé de noyer dans le flux de la musique – en vain : la Neva devait déjà être gelée. Le reste du concert a glissé sur moi, un brin éternel, un brin interminable. Lorsque le premier violon donne le signal du retour en coulisse, c'est d'un grand rond de bras : allez, hop, let's call it a (challenging) day, on remballe.
 

1 Au prochain #JeudiConfession, je vous avouerai que je me suis soudain rappelée avoir oublié de recontacter la banque – là, je ne peux pas, c'est un peu honteux comme pensée de concert.

08 décembre 2013

Pourquoi je kiffe Chostakovitch

Indice : ce n'est pas parce qu'il ressemble à Harry Potter.

 

En deux concerts, un concerto et quatre symphonies, par l'Orchestre du Théâtre Mariinsky, dirigé par Valery Gergiev.

Symphonie n° 9 en mi bémol majeur
Concerto n° 1 en ut mineur pour piano, trompette et orchestre à cordes (Daniil Trifonov au piano, Timur Martynov à la trompette)
Symphonie n° 4 en ut mineur

Symphonie n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre
Symphonie n° 5 en
mineur

 

Parce que : son univers narquois et bariolé

On croirait circuler entre les roulottes de Petrouchka1, chaque attraction écrasant le bruit des autres lorsqu'on passe devant et qu'elle occupe soudain le devant de la scène. Comme à la foire, les tableaux musicaux se succèdent, se juxtaposent, se superposent, dans une surenchère bigarrée. Chacun d'eux est d'autant plus surprenant qu'il n'a rien à voir avec le précédent, comme si toutes les tonalités de la vie avaient été convoquées pour tenir dans la même symphonie.

 

Parce que : ses parodies de marche militaire

L'enthousiasme qui se déploie dans la cinquième symphonie est terrifiant d'ironie. La grosse caisse devient un bonhomme bedonnant et chacune des percussions une verrue qui rend difforme la parade militaire, bientôt en vrac comme un éclopé d'Otto Dix. Grotesque de lourdeur dans la cinquième symphonie, la marche militaire est, inversement, parodiée par des vents excessivement frivoles dans une neuvième symphonie impertinemment légère (Staline en a piqué une grosse colère ; quelle manque de solennité !). Quant au Concerto n° 1, il part carrément en free style : « la trompette débite par-dessus, toute fière, ses absurdités militaires ou chasseresses2. »

 

Parce que : ses surprises déconcertantes

Les détracteurs de Chostakovitch considéraient sa musique comme chaotique, névrotique. Ils n'ont manifestement pas perçu le formidable de cette composition bipolaire, toujours prête à vous couper l'herbe sous le pied en passant de l'allégresse au grinçant comme on passe du rire aux larmes : on ne s'installe jamais, sinon dans l'intranquilité la plus totale. Le pianiste du Concerto n° 1 est à peine assis que déjà il se penche sur son instrument, toutes pattes dehors, métamorphosé en grande sauterelle qui défend son territoire contre la trompette. Les instruments se coupent la parole : de vrais animaux de fables. On retrouve même un canasson échappé entre les poèmes de Lorca, Rilke et Apollinaire qui se cabrent devant le miroir que leur tend Chostakovitch : « Je ne vois rien de beau dans cette fin de notre vie et je m'efforce de le dire par cette œuvre. » Voilà l'élégie piétinée au galop par des sonorités cocasses, la grande faucheuse démantibulée avec sa faucille, la beauté des poètes méconnaissable en russe – ce sont les coups portés qui font éclore les fleurs du mal, coups de minuit au célesta (je ne suis pas certaine de l'instrument mais, d'un point de vue onomatopéique, le célesta sonne bien).

 

Parce que : ses vagues sonores

On se laisse emporter par la chevauchée fantastique de l'orchestre sans s'apercevoir que c'est une cavalerie de rouleaux compresseurs, de rouleaux prêts à nous broyer, nous noyer dans des vagues assourdissantes. On les entend surtout dans la cinquième symphonie : des vagues sonores par lesquelles on se laisse emporter tant qu'elles montent mais qui, parvenues à leur paroxysme, nous noient dans notre propre enthousiasme, celui qu'on ne pouvait pas ne pas ressentir, celui qu'on devait, que l'on doit ressentir, que l'on nous somme de ressentir : « C'est comme si on nous matraquait tous en nous disant : Votre devoir est de vous réjouir, votre devoir est de vous réjouir. » À quoi le compositeur répond : regardez ce que j'en fais de cet enthousiasme dont vous me rabattez les oreilles, regardez : vous entendez ? Vous y voilà sourd.

Paroxysme et paradoxe : ces vagues qui nous submergent, le compositeur les provoque pour qu'elles déferlent sur ceux-là même qui les exigent, quand bien même elles devraient le noyer en même temps. Subies et infligées, elles sont l'arme à double tranchant que manie l'orchestre dans une lutte titanesque. Lorsqu'elles se brisent, on découvre un paysage désolé, qui en appellent d'autres encore : il faut que la désolation disparaisse ; si l'on n'arrive pas à la faire cesser ni à la masquer, la lutte titanesque reprendra et finira par l'éliminera en détruisant ce qu'il en reste.

 

Parce que : sa désolation magnifique

Quand la joie autoritaire et sa dérision féroce refluent, un instrument survole lentement le paysage de désolation qu'elles ont laissé, se pose quelque part, au milieu d'une plaine enneigée. La voix qui s'élève alors est ce qui s'approche le plus du lyrisme, lequel ne peut plus être qu'un mensonge au sein d'une société communiste. Le basson n'exprime pas les épanchements d'une âme, il la dit seule, dehors, dans le froid, à l'abri du monde rentré chez lui. Qui d'autre que Chostakovitch confierait un tel chant du cygne à cet instrument nasillard ? Ou rendrait par l'égrenage de la harpe, d'habitude si apaisante, la mécanique d'une boîte à musique, du temps compté ?

 

Parce que : la lutte contre le silence

« L'art, c'est la rupture du silence. » J'ai attrapé la phrase au vol en feuilletant le programme et je n'y ai plus trop pensé jusqu'à la fin – jusqu'aux fins. Celle de la cinquième symphonie frappe fort, un grand coup de grosse caisse avant le silence, auquel elle ne se rend pas si facilement : le musicien, qui s'est reculé pour frapper avec plus de force, se jette d'un coup sur l'instrument pour étouffer toute résonance, dans un geste qui tient autant de l'embrassade que du hara-kiri par maillet – conclusion parfaitement ambiguë3 pour cette symphonie qui refuse de se taire comme de chanter des louanges immérités. Plus subversif encore, le decrescendo finale de la quatrième symphonie, tout en vibrations, fait bourdonner le silence au point que l'on ne sait plus si la musique a ou non déjà pris fin. J'ai rarement vu le public retenir aussi longtemps ses applaudissements, qui finissent par éclater, comme à regret. Vous reviendrez bien pour un concert sous la clim' au rang K du second balcon : Chostakovitch vaut bien un rhume, non ?

 

1 Le programme en trouve même une citation dans le Concerto n° 1.
2 Programme, p. 50.
3 Kundera aurait pu intégrer cette cinquième symphonie dans son essai sur les paradoxes terminaux, tant cela correspond bien. Mais je vais essayer de vous épargner mon revival du *Kundera power* en le limitant aux notes de bas de page.