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04 juillet 2016

La forêt de guingois

« C'est l'idée qu'il est beaucoup plus facile de se perdre dans une univers très normé, rectiligne, que dans le chaos, où l'on peut se créer nous-mêmes des points de repère. »

Grégoire Leprince-Ringuet, dans le Trois couleurs de juin

 

Charmée par cette bribe d'interview, la curiosité piquée par l'idée de dialogues versifiés, j'ai voulu voir La Forêt de quinconces, premier film de Grégoire Leprince-Ringuet, qui promettait d'être délicieusement poétique et décalé. Las ! L'unique mérite de ce film aura été de me faire mémoriser l'orthographe de « quinconce ». Je n'avais rien vu d'aussi mauvais et d'aussi prétentieux depuis Adieu au langage de Godard.

Les vers vont et viennent au gré du manque d'inspiration, s'effilochant en répliques d'une platitude qui ne peut s'expliquer que par la nécessité d'un alexandrin à combler, le tout ponctué de « putain » parce que, voyez-vous, on est cool, quand même. Le swag ultime du théâtreux qui s'écoute déclamer (parce que parler c'était trop prolo) consiste à prononcer la prose comme si c'était des vers, au lieu de jouer sur la musicalité de la poésie pour la faire couler de source – comme de la prose. M. Jourdain a de beaux restes !

Mais Molière est trop péquenot : c'est la tragédie antique qui est convoquée. Pensez-vous, il fallait au moins ça. Une fois passée la tarte à la crème du destin-SDF au coin de la rue et ses choix à pile ou dans-ta-face, plus rien n'étonne, ni la Camille-Circée, magicienne comme on est boudeuse, ni les furies qui picolent tranquillement dans la cave d'un bar. La noirceur de l'âme est à peu près aussi sensible que la dépravation dans Hécate et ses chiens, de Paul Morand. Je suis à peu près sûre qu'ils sont de la même eau littéraire ; j'aurais dû me méfier lorsque Grégoire Leprince-Ringuet donnait Paul Valéry comme poète préféré.

Le recours au mythe aurait pu fonctionner, notez, mais l'enflure tragique est entérinée par une réalisation héroï-comique. Palpatine n'a même plus essayé d'étouffer ses accès de fous rires après la scène dans le métro, très poème RATP : les personnages montent dans une ligne qui traverse un pont qui se trouve sur une autre, l'intérieur ne correspondant aux rames ni de l'une ni de l'autre, le tout tantôt plein tantôt vide sans logique entre les plans. Le reste à l'avenant (mention particulière, quand même, pour le reflet lunaire qu'on dirait produit par un couvercle de casserole). La licence poétique prend cher.

Quant au poète réalisateur, il s'avère sous sa direction piètre acteur : mono-expressif de bout en bout (si le but était de reproduire l'expérience de Koulechov, il a clairement surestimé ses talents de monteur). Le blouson en cuir noir, dont son Paul ne se départit pas et que j'ai déjà connu1 sur un Pierre lui aussi poète maudit2, achève de m'agacer, sans que je sache si c'est à cause du Pierre en question (prolixe, timide et passionné jusqu'au harcèlement) ou de ce qu'il se trouve ainsi réduit à un stéréotype de lui-même (ce Paul bien né est irritant là où Pierre-en-galère était agaçant – pitié dangereuse pour un garçon mal dans sa peau). Me voilà ramenée au temps de ma khâgne, sans retrouver l'humour qui y était omniprésent : on jouait à se prendre au sérieux ; Grégoire Leprince-Ringuet, lui, prend le jeu au sérieux, jusqu'à la pose – seulement passé du selfie au film.

La vraie, l'unique question que pose ce film est : mais pourquoi est-on resté jusqu'au bout ? Même comme nanar, ça ne fonctionne pas entièrement, souligne Palpatine, dont j'ai pourtant cru qu'il finirait par gêner nos voisins par ses rires (j'ai pour ma part testé la méthode de Dame Fanny et signé « c'est chiant » en faisant éjaculer mon pouce vers l'écran). Alors ? Pour le plaisir de bitcher, il faut bien l'avouer. Et peut-être aussi se rappeler que nous sommes aussi toujours un peu risibles en wannabe cinéphiles3. Les arroseurs arrosés, quoi. Cela m'apprendra à ne pas aller voir Beigbeder.

 

1 Au jeu des ressemblances troublantes, il y a l'actrice qui a exactement la même dégaine (long cheveux, short, port de tête) que ma mère sur les photos où elle a mon âge (ou plus jeune, déjà ?).
2 Presque toujours un poésie nrf dans la poche de son blouson ou de son jean. Je crois que c'était la première fois que je voyais un livre de poche dans une poche.
3 J'aurais du mal à me faire passer pour cinéphile, tolérant tout juste le noir et blanc, mais vous voyez l'idée : qui veut des trucs un peu chiadés et affiche son mépris pour le beauf.

03 juillet 2016

Anémone humaine et autres métamorphoses

Les pièces dansées par Sankai Juku exigent du spectateur un état contemplatif proche de la transe, ce qui n'est pas chose aisée le ventre vide1. Heureusement, Palpatine et moi sommes proches de la scène et Ushio Amagatsu a « osé mettre plus de mouvements », ce qui rend Meguri plus facile à suivre même si, en contrepartie, les images se gravent moins profondément dans la mémoire. Les sillons de l'extrême lenteur sont ailleurs, sur le mur au fond de la scène, décor inspiré « des fossiles de crinoïdes, animaux aquatiques en forme de plantes, apparus dès l'époque du paléozoïque ». Les éclairages projetés sur ces motifs d'algues nous plongent dans les bas-fonds marins ; s'y déploie une fascinante anémone humaine, groupe de danseurs sur le dos, qui plient-déplient-replient bras et jambes, les mains fureteuses, mi-anguilles-Gorgones mi-têtes de robots anthropomorphisés2.

Dans le tableau suivant, les lumières bleues concentrées au centre du praticable nous font remonter à la surface, trois danseurs sur les bords-ponton. J'aime beaucoup ce mouvement récurrent, que je tente ensuite tant bien que mal de mimer sous le nez de Palpatine : les doigts qui s'ouvrent pour fermer leur corolle un peu plus haut, une main dépassant l'autre, comme des bulles qui s'échappent. Ou des poissons qui activent leur mâchoires pour gober du plancton ascendant. Ou des fleurs carnivores qui se dressent pour gober un insecte. Quelque chose d'organique, en tous cas, qui entremêle minéral, végétal et animal, à l'image des crânes-galets des danseurs ou des cartouches d'algues fossiles devant lesquels ils évoluent.

Vers la fin, les éclairages transforment subitement cette espèce de mur des lamentations géologique en or ; c'est soudain la porte d'un immense temple, couverte d'inscriptions inintelligibles mais sacrées. Quelque divinité comme : la nature, le vivant, l'incroyable richesse de toute ce qui prolifère, aussi bizarre et variée que les images qui nous proviennent de temps à autres de plongeurs-explorateurs, avec leurs créatures translucides, nouvelles combinatoires d'une inventivité à faire pâlir les dessinateurs les plus extravagants de science-fiction3. « Exubérance marine, tranquillité terrestre » : Ushio Amagatsu, les côtes qui tombent comme les joues d'une tortue, rend au corps toute son étrangeté protéiforme.


1
Débuts brouillons de mon régime pauvre en sel et en sucres (à cause des médicaments pour ma tendinite).
2 À chaque fois, je pense aux abdominaux qu'un tel gainage requiert – pilates au petit-déjeuner. Et la maîtrise musculaire qu'il doit falloir pour donner l'impression de trembler de tout son être, comme le font les danseurs dans le quatrième tableau ! Ils ne vibreraient pas davantage sous l'effet d'un marteau-piqueur…
3 Difficile de faire plus futuriste qu'une de ces créatures ancestrales.

Pirate !

Le Corsaire, d'Anna-Marie Holmes,
soirée du 22 juin, avec l'English National Ballet

Comment se fait-il, qu'allergique au kitsch, je ne sois pas rebutée une seule seconde par Le Corsaire ? Le seul passage qui m'a intérieurement fait tirer la langue est le divertissement rêvé du « jardin animé », un jardin de belles plantes en tutu blanc et couronnes de fleurs portées à bout de bras comme les cerceaux des gymnastes – un jardin qui pourrait être cultivé sous nos latitudes ; en somme, un kitsch bien de chez nous. L'orientalisme, en revanche, ne me dérange pas une seule seconde ; je sais que j'ai affaire à l'équivalent esthétique du préjugé, à un Orient d'occidental, mais, occidentale sans expérience de l'Orient (pire : sans grande curiosité pour l'Orient), je n'ai aucune image concrète pour remplacer ce que je reconnais comme cliché.

Non seulement le décor type caverne d'Ali Baba ouvrant sur un clair de lune ne me dérange pas, mais je l'apprécie comme une enfant à qui on lit un conte. Je l'apprécie peut-être même d'autant plus qu'il est présenté comme un plaisir coupable (moins de colonialisme que de mauvais goût, je vous rassure). Le temps de ce ballet, je suis la balletomane type qui consterne Carnet sur sol, celle qui se repaît de son ignorance crasse, qui éprouve une délicieuse volupté à ignorer le patchwork musical, le bric-à-brac narratif1 et la pagaille des versions chorégraphiques. Pire : j'embrasse ce patchwork, ce bric-à-brac, cette pagaille parce qu'ils me libèrent de la nécessité du sens et me laissent toute-ouïe-tous-yeux-tous-pores à l'exultation des corps.

J'aime, que dis-je aimer, j’idolâtre la virtuosité ! Non pas celle, mécanique, des grands techniciens ; celle des bêtes de scènes, aux sauts et à la sensualité félines. Je crois que je n'avais pas ressenti ce frisson de virtuosité à Garnier depuis le Basile d'Ivan Vassiliev2. Le grand jeté par lequel Yonah Acosta vole en scène donne quelque idée de ce qu'ont pu ressentir les spectateurs face au Spectre de la rose de Nijinsky, mais c'est Cesar Corrales mon coup de cœur – qu'emplois-je cette expression pudibonde ? – mon coup de sang, coup de sexe, les hanches qui s'avancent, et non reculent comme le reste du corps de ballet, lorsqu'il abaisse les cordes d'une voile imaginaire et hisse ses couleurs. L'ardeur qu'il y met est telle que j'oublie complètement qu'il s'agit d'un rôle secondaire3, heureuse seulement de le voir plus souvent en scène que s'il avait eu le rôle plus prestigieux mais plus bref de l'esclave (l'esclave plus prestigieux que son maître, qui fait même danser sa bien-aimée4 : revanche des colonisés).

Les femmes ne sont pas en reste, quoique différemment bêtes de scène : Laurretta Summerscales est une magnifique biche ; Alina Cojocaru, un faon apeuré dont le sourcils en permanence froncés vous font immédiatement fondre votre petit cœur. Elle n'était peut-être pas toujours très assurée sur ses jambes, mais il y a en elle une telle intelligence du mouvement ! Rien que l'inclinaison de sa nuque, lorsqu'elle est soulevée par Conrad, suffit à vous faire pâmer de tendresse ; vous voyez son regard de dos ! Comment voulez-vous, après ça, que je condamne Le Corsaire ? Certes, ce n'est pas uniquement ce que j'attends d'un ballet, mais une fois de temps en temps, ça vous fouette délicieusement le sang !


1
Quand Gulnare, voilée, est apparue par la porte par laquelle Médora avait disparu, j'ai mis un certain temps avant de me rendre compte que, non, Alina Cojocaru n'avait pas subitement grandi.
2 Cela tend à me faire penser que Benjamin Millepied a programmé cette invitation comme un coup de pied au cul – l'Opéra de Paris a plein de merveilleux artistes, mais il n'y a guère que François Alu qui puisse déclencher semblable réaction (même si pas chez moi, malheureusement).
3 Dans ce rôle, on dirait un peu une version bad boy d'Allister Madin. ^^
4 J'ai découvert avec étonnement que ce que je pensais être un pas de deux était en réalité un pas de trois ! Ou, du moins, pas un couple.

 

02 juillet 2016

Lady Susan

Calèche au pied de quelques marches dénotant la demeure-château, bas de chausse de domestiques, sceau en cire d'une lettre qu'on décachette : Love & Friendship commence et je me dis que j'ai déjà vu cent fois cette agitation en costume d'époque1. Seuls changeront les noms et les figures. Justement, Whit Stilmann nous les présente derechef : la scène d'ouverture in media res enchaîne avec une série de médaillons qui introduisent chaque personnage avec son nom et sa fonction2… exactement comme dans les pièces de théâtre.

En abordant le roman qu'il adapte comme une comédie de mœurs, le réalisateur montre un sens aïgu du théâtre mondain/humain, dont il ne se départit jamais au cours de sa lecture. Souffle sur tout le film un petit vent mordant, qui n'empêche pas la tendresse mais prévient le romantisme. Chacun en prend pour son grade3, et je retrouve là le ton de Jane Austen – même si, n'ayant guère lu d'elle que Pride and Prejudice, je ne peux mesurer la conformité à Lady Susan.

Oui, oui, vous avez bien lu : Lady Susan. Love and Friendship, œuvre de jeunesse de la romancière, n'a pas fourni au fil sa trame – seulement son titre, probablement choisi pour conserver la binarité de Pride and Prejudice et Sense and Sensibility, les romans les plus connus (et donc les plus bankable) de Jane Austen. « Lady Susan » a pourtant un petit côté Oscar Wilde pas déplaisant, qui correspond davantage à ce que Whit Stilmann en fait (et fonctionne mieux, à mon sens, qu'une Keira Knightley trop-intelligente-pour-ne-pas-se-pâmer). Encore une victoire esthétique des roués4.


1
Un détail m'a surprise : les chandeliers allumés près des fenêtres en pleine journée. Bougies comme signe d'une époque ? Il me semblait que c'était une denrée relativement chère et qu'on l'économisait autant qu'on pouvait (d'où les économies de bout de chandelle).
2 Avec les sous-titres qui remontent momentanément au-dessus de ces légendes, c'est un peu le bazar – pas facile à suivre.
3 Chacun-en-prend-pour-son-grade : une dimension occultée par le romantisme dans le cas de Jane Austen, par le misérabilisme dans celui de Charles Dickens, et par le snobisme littéraire dans celui de Proust. Cela ne m'étonnerait pas qu'il y ait quantité d'auteurs dont nous avons une perception commune erronée pour avoir envisagé le récit et/ou le thème de leur œuvre sans souci de style.
4 Quelque part, il est assez logique que le roman, art de la mécanique humaine, fasse esthétiquement triompher ceux qui se rient de ses rouages. Victoire de la lucidité, par-delà le bien et le mal.