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31 août 2014

Voir double voire triple

(Les deux premières phrases sont exemptes de spoiler. Estimez-vous heureux : j'aurais pu commencer directement par la fin, vu que c'est le début. Ou l'inverse. Bref : le spoiler gâche l'effet de surprise mais pas l'effet de sens – relativement insensé, il faut dire. Toujours pas certaine d'avoir compris, je vais pouvoir lire Dostoïevski.)

Le culte du chef (d'entreprise) et les box de travail de The Double font immédiatement penser à 1984. Mais Papadopoulos, le big boss en costume blanc, n'est pas Big brother et la société qu'il dirige est moins totalitaire que kafkaïenne et moins kafkaïenne que triste à pleurer. Dans cette ville où il fait toujours nuit et où la brigade des suicides peine à couvrir le quartier, Hannah, la fille que Simon observe à la dérobée derrière sa longue-vue et qu'il monte voir au moindre prétexte à l'usine, est la seule à apporter un peu de couleurs et de lumière à sa sombre vie. Jusqu'au jour où débarque James, le portrait craché de Simon, à ceci près que James a autant d'aplomb que Simon a peu confiance en lui : ce qui commence comme un bon tour tel qu'on en prête aux jumeaux vire à l'usurpation d'identité, James séduisant et le boss et l'amie de Simon.

Le suicide final de Simon, qui agite la main en direction de James avant de sauter, renvoie à la scène du début du film, où Simon voit un inconnu lui faire ce même geste avant de se jeter de l'immeuble. Comme si Simon était le James d'un autre lui-même et que les doubles s'étaient succédés les uns aux autres. Mais la boucle ne se boucle pas – du moins, pas logiquement car si l'inconnu connaissait Simon, Simon ne le connaissait pas. Symboliquement, c'est autre chose : l'empathie de Simon pour l'inconnu1 se transforme malgré lui en imitation et il devient aux yeux d'Hannah aussi indésirable que le voisin inconnu qui l'observait et la suivait. Mais surtout : sautant quelques mètres plus loin que l'inconnu, là où les inspecteurs avaient noté la présence d'un filet de sécurité, Simon réchappe de son suicide. Penchés au-dessus de lui dans l'ambulance, Hannah et Papadopoulos suggèrent par leur présence que celui que Simon a tué dans l'affaire est son moi emprunté, timide et maladroit. En se suicidant, il a tué James, il a fusionné avec James, cet autre lui-même qui sait pouvoir être aimé et admiré. Et James, arrivé peu après le suicide de l'inconnu, c'était peut-être lui, l'inconnu, cette part de soi qu'il fallait assumer pour la supprimer.

2 x 1, hein.

1 Cela vaut un dialogue délirant avec les inspecteurs, qui demandent à Simon si lui envisage le suicide : No, répond-t-il, décontenancé. L'inspecteur à son assistant qui prend des notes : Put it down as a « Maybe ».

 

22 août 2014

Vivre pour survivre

Les Combattants, c'est l'histoire d'une fille qui part en stage à l'armée pour apprendre à survivre et qui va y apprendre à vivre. Persuadée que la fin est proche, Madeleine a abandonnée ses études de macro-économie1 et s'entraîne pour intégrer l'armée, où elle espère acquérir les meilleures techniques de survie : elle nage dans la piscine familiale avec des briques sur le dos, avale du poisson passé tout entier au mixeur et s'inscrit aux sessions de lutte organisées par l'armée de passage sur la plage locale. Une fille bizarre pour Arnaud, qui l'a affrontée sur la plage et l'observe alors qu'il construit une cabane de jardin chez ses parents ; une fille complétement barrée pour le frère d'Arnaud, qui reprend avec lui l'entreprise familiale de menuiserie suite au décès de leur père. Le genre de fille qui vous offre des poussins morts congelés pour le furet que vous avez recueilli et qui, en boîte de nuit, préfère apprendre à décapsuler une bouteille avec les dents plutôt que danser. Le genre de fille qui n'existe qu'en un exemplaire et qui fascine assez Arnaud pour qu'il décide de lui aussi s'inscrire au stage de l'armée.

Adèle Haenel, que l'on avait quittée en prostituée alanguie dans L'Apollonide, remise sans problème ce corps de femme sensuelle pour reprendre celui de la gamine2 athlétique qu'elle incarnait déjà dans La Naissance des pieuvres, épatante aux côtés de Kévin Azaïs. Il faut dire aussi que Thomas Cailley filme admirablement la force et la maladresse les corps : la gaucherie d'Arnaud, mal dégrossi, et la brusquerie de Madeleine, brute de décoffrage, mais aussi les silences qui les mettent en présence - des silences qui ne sont ni passés sous ellipses ni gonflés d'éloquence, simple extinction de la voix pour laisser place aux corps, respirant, reniflant, palpitant. Les face-à-face d'Arnaud et Madeleine sont ainsi très naturellement source de comique mais aussi de beauté. Le rapprochement des corps et des êtres gagne en intensité de se faire sans aucun des gestes de tendresse que l'on a l'habitude de voir. Il faut une séance de maquillage-camouflage pour que Madeleine se laisse toucher par la gentillesse tenace d'Arnaud, qui va lui faire comprendre que vivre pour survivre ne sert à rien. Une fois que l'on survit, il faut vivre : celui qui a fabriqué de ses mains un cercueil pour son père le sait bien, même s'il l'exprime maladroitement, reprochant à Madeleine, accoudée en jeans et polo au bar de la boîte, de ne pas faire d'effort. Il devient clair qu'il s'agissait moins de faire l'effort de bien s'habiller que de s'efforcer de donner le change quand, plus tard, il lui assène : "T'aimes rien, dans la vie. Quand tu fais du sport, on dirait que tu veux mourir." Quand on n'est pas en train de survivre, que l'on vit enfin, il faut être capable de faire presque rien pour ne pas devenir fou, observe-t-il en enfonçant méthodiquement des épines de pin sèches dans le sable. Faire presque rien, faire l'amour, faire rire… Les Combattants font plutôt ça bien.

 

1 "- T'es super musclée, tu fais quoi dans la vie ?
- De la macro-économie."
2 Rares sont les actrices qui changent d'âge comme de personnage. Adèle Haenel sera notre Ellen Page française.

21 août 2014

Maestro, entre Rohmer et blockbuster

Henri, acteur en galère qui rêve de jouer dans des blockbusters, se fait pistonner par sa meilleure pote Pauline pour tourner avec Cédric Rovère - transposition d'Eric Rohmer aussi limpide et artificielle que l'adaptation de L'Astrée dudit réalisateur, où bergers et bergères en toge y récitent des dialogues riches en diérèses. Henri pénètre cet univers de fous (selon les mots de son coloc', venu faire de la figuration) avec pour principale motivation Gloria, parfaite intellectuelle qui adooooore Cédric Rovere et sur laquelle Pauline a également des vues.

Toute la réussite de Maestro consiste à nous faire suivre la découverte de cet univers par Henri en adoptant le ton... de Pauline. A mi-chemin entre Henri et Gloria, plus cultivée que le premier et moins coincée que la seconde, Pauline incarne la juste distance face au maître : avec Gloria, héroïne rohmérienne, le film aurait été un pastiche ; avec Henri, qui n'y entend goutte, une parodie. Grâce à Pauline, personnage secondaire et néanmoins central, le comique de répétition qui naît si spontanément de l'expression ahurie et des bredouillements d'Henri ne vire jamais à la farce. On rit de l'impertinence respectueuse de Léa Fazer, qui éloigne la moquerie facile comme l'hommage révérencieux, et on sourit de voir éclore une sensibilité à la beauté, difficile d'accès mais émouvante, d'un monde de mots et de délicatesse.

Mit Palpatine

17 août 2014

Luc et Lucy

Quelques temps après le mythe biblique relu par Daniel Aronofsky avec Noé, Luc Besson donne dans le mythe techno-scientifique : la première femme n'est plus Ève mais Lucy, l'australopithèque éthiopienne que l'héroïne éponyme se souvient avoir vue au musée, sous la forme d'un singe empaillé (!). Il y a trois millions d'années, yeah. Mais Luc Besson est visiblement dans une période animale : outre Scarlett Johansson comparée à une antilope coursée par des fauves lorsqu'elle se fait piéger par la mafia de Taipei, les cellules en pleine mitose qui illustrent le discours de Morgan Freeman ressemblent à des méduses. La naissance de la vie sur terre se doit d'être en technicolor ; comment, autrement, le professeur Norman pourrait-il captiver son auditeur avec la théorie selon laquelle l'être humain n'utilise que 10 % de ses capacités cérébrales ? Une théorie qui a le léger défaut d'être complètement fausse mais l'immense avantage de fournir une métaphore visuelle qui forme la colonne vertébrale du film : 1 %, Lucy se fait piéger par son nouveau mec et se trouve obligée d'aller négocier avec la mafia ; 3 %, Lucy, terrorisée, est employée comme mule ; 20 %, suite au coup de pied d'un geôlier un peu énervé de s'être fait repousser par la belle, la drogue se répand dans son corps, traversé d'éclairs bleus qui le soustraient à la gravité ; 30 %, la potiche peureuse soudain ingénieuse trouve le moyen de s'échapper ; à partir de 40 %, elle devient une badass prête à tout pour botter le cul de ses ravisseurs et transmettre les connaissances auxquelles son niveau de conscience supérieur lui permet d'accéder.

La métaphore des x % de cerveau utilisé fonctionne clairement comme une barre de chargement, tantôt batterie dont le risque d'explosion se fait plus pressant à mesure que l'on approche les 100 %, tantôt transfert de fichiers dont la barre de progression est scrutée avec anxiété. Tant restant : approximativement 36 h, estime Lucy. Son corps, qui fonctionne en accéléré, ne tiendra plus très longtemps et cette urgence excusera que, pour délivrer des informations scientifiques de haute volée sur la vie, on fasse de la haute voltige qui en coûte quelques-unes.

70 %, 80 %, 90 %, 100 %... copie effectuée – avec succès, c'est moins certain, car les emprunts à Daniel Aronofsky, National Geographics, Avatar ou encore Stanley Kubrick sont cousus de fil blanc. Le patchwork qui en résulte met fin à la suspension consentie de l'incrédulité : pour rêver, il faut un monde sans coutures. Sitôt qu'elles sont visibles, les ficelles du scénario, pourtant pas plus absurde que d'autres, deviennent abracadabrantes.

À défaut de rêver, donc, on aura bien ri (difficile de ne pas s'étouffer lorsque la mafia décharge sa grosse artillerie sous les yeux des flics). Et observé, brute de décoffrage, l'imagerie technologique-scientifique, faite de flux mi-tentacules mi-racines et de connexions lumineuses façon bestioles des tréfonds de l'océan. Nostalgique des animations de Windows Media Player, Luc Besson illustre à merveille la connaissance-écran, cette illusion qui nous fait prendre les données pour le savoir et nous pousse à les regarder danser plutôt qu'à essayer d'y entendre quelque chose. Mu par cette envie de savoir sans jamais faire l'effort de connaître, on accumule les données, repoussant toujours le moment de les traiter (typiquement : Internet et son savoir que l'on explore rarement parce qu'on sait que tout est là, à portée de main). Ne construisant plus le sens, on attend la réponse à une question que l'on ne s'est jamais posée : la clé USB que remet Lucy au scientifique, version miniature et dérisoire du monolithe de 2001, ne peut contenir qu'une réponse de type 42, sans signification pour l'être humain.

La vie nous a été donnée il y a des milliards d'années, maintenant vous savez quoi en faire, assène Luc Besson après avoir repris l'option binaire exposée par le professeur Norman, selon laquelle les cellules choisissent l'immortalité ou la reproduction en fonction de leur environnement, plus ou moins favorable. Oui, oui, l'espèce humaine va continuer à se reproduire – et à se divertir, en attendant de mourir. À ce niveau, on est servi et, au final, le principal reproche que l'on peut adresser à Luc Besson n'est pas d'utiliser une théorie erronée comme hypothèse narrative ou de juxtaposer n'importe comment ses sources dans un essai non transformé d'apprenti-penseur : c'est de nous mettre la chanson de Pascal Obispo dans la tête. Parce que si c'est un comble d'utiliser pas loin de 0 % de son cerveau pour un film dont l'héroïne atteint les 100 %, c'est aussi très reposant.

Mit Palpatine