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27 juillet 2014

Le San Francisco Ballet, un ballet américain à Paris

Une soirée de gala, quatre programmes et un cours public, il n'en fallait pas moins pour découvrir le San Francisco Ballet, ses 75 danseurs, son style et son répertoire largement inédit en France. Plutôt que de programmer les grands classiques connus du public parisien, Helgi Tomasson a concocté des triple bills (voire quadruples) qui mettent en valeur les personnalités contrastées de la troupe et donnent une idée du bouillonnement chorégraphique outre-Atlantique. Tous les ballets présentés ne sont pas des chef-d'œuvres, loin de là, mais témoignent d'une croyance vivace dans la danse classique : au pays de la modern dance, on chorégraphie pointes aux pieds et l'on chérit ses maîtres.

 

Oui, maître

Balanchine et Robbins, que l'on pourrait du vieux continent prendre pour l'équivalent américain d'un Béjart ou d'un Roland Petit, représentent là-bas bien davantage en tant que fondateurs d'une tradition – tradition classique du point de vue du pays, moderne du point de vue de l'histoire du ballet. Je dois avouer ne pas être une inconditionnelle de Balanchine, passé les Joyaux ; pour moi, c'est surtout un passage nécessaire (en raccourci : sans Balanchine, pas d'In the middle somewhat elevated), qui distille un ennui distingué. Le pas de deux d'Agon, que j'avais vu dansé par le NYCB, a surtout eu le mérite de me faire découvrir Sofiane Sylve, parfaite danseuse balanchinienne, élégante, solide, une paire de boucles d'oreille pour souligner son port de tête. Le finale de Symphony in C, un mois après le médiocre Palais de cristal donné à Bastille, faisait quant à lui figure de pied de nez à l'Opéra – il en émane une telle joie qu'on en oublie les tutus cheap et les approximations du corps de ballet. Figurait également au gala le 2mouvement de Brahms-Schoenberg Quartet, d'un gnan-gnan achevé, qui m'a convaincue de sélectionner des soirées Balanchine-free. Dans la mesure du possible. C'est ainsi que, pour voir In the Night, j'ai découvert Les Quatre Tempéraments, que j'imaginais similaires à Agon à cause des costumes mais qui m'ont davantage plu. Une étrangeté toonesque transforme l'aridité qui émane ailleurs des justaucorps sommaires et des lignes arrêtées en crudité : si on ne le savoure pas, du moins croque-t-on ce ballet avec entrain.

Robbins me semble tout à la moins moins central que Balanchine dans l'évolution de la danse classique et beaucoup plus attirant. Après West side story, The Concert ou Dances at a gathering, je découvre une autre facette de sa production protéiforme grâce au San Francisco Ballet qui a présenté Glass pieces. Les costumes, dont les couleurs ne sont pas franches, sont le seul élément à avoir mal vieilli (les fameuses chaussettes blanches...). Pour le reste, c'est un plaisir de jouer à un deux trois soleil au milieu de la foule urbaine des danseurs, qui se croisent en tous sens comme au Grand Central Terminal. La colonie de fourmis (le contre-jour dessine des têtes en formes d'olive, de vraies Fourmiz) qui se lance dans une traversée très rythmique de l'arrière-scène semble surgir d'une bouche de métro et reléguerait presque à l'arrière-plan le couple de danseur en plein adage à l'avant-scène. Pour la critique du New York times, à la création, c'était « a human traffic jam that looks only too programmed » ; et c'est vrai que, dans le mouvement des danseuses qui repartent cycliquement deux places en arrière, on croirait voir les feux qui passent à l'orange, au rouge puis à nouveau au vert. Ça avance sans qu'on y prenne garde, comme on noircirait du bout du crayon les carreaux du papier quadrillé qui sert de décor, construisant des buildings en un rien de temps, un carreau vide devenant une fenêtre éclairée.

Plus classique ou plutôt plus romantique, In the Night est un plaisir assuré, ne serait-ce que par le ciel étoilé en toile de fond. Le style correspond naturellement bien à Mathilde Froustey, accompagné de Rubén Martín Cintas dans le costume avec un jabot qui me fait penser à La Belle et la Bête. S'il fallait un Disney pour le couple suivant, en costumes ocres, ce serait évidemment Le Roi Lion : can't you feel the love tonight ? Tiit Helimets est royal auprès de Sofiane Sylve, qui oblitère le souvenir que j'avais d'Agnès Lestustu dans ce rôle. Les trois pas du début, qui marquent l'arrêt, sont sublimes, de l'Aurélie Dupont de la grande époque, tout en présence et retenue. Difficile de passer ensuite pour le couple final, Lorena Feijoo prenant des allures de marquise de vaudeville aux emportements mi-touchants mi-ridicules (je n'ai pas trouvé le Disney correspondant ; vous voyez, vous ?).

 

 

Du néoclassique : vous m'en mettrez trois deux de pas et une douzaine de portés

Après le maître vient l'élève et tout une série de copies, que cela soit explicite (la Chaconne pour piano et deux danseurs d'Helgi Tomasson est donnée « en mémoire de Jerome Robbins ») ou non (les tutus de Classical symphony sont un décalque de ceux de The Vertiginous Thrill of Exactitude). Les Balletonautes vous aideront à distinguer les bonnes des mauvaises copies. J'ai pour ma part du mal à distinguer ces chorégraphes : non seulement les noms d'Edwaard Liang, Mark Morris ou Yuri Possokhov m'étaient totalement inconnus, mais, en voyant leurs chorégraphies, je les identifie moins comme du Liang, du Morris ou du Tomasson que du néoclassique.

La construction est la même d'un ballet à l'autre : le corps de ballet est de passage entre les deux ou trois couples de solistes ; des pas de deux se succèdent sans variation ni coda, pleins de portés ; les costumes sont similaires dans leur coupe, les couleurs se chargeant d'évoquer l'hiver (The Fifth Season), l'automne (Symphonic dances, avec un curieux plastron brillant un peu reptilien) ou l'été grec (Caprice, avec le renfort de colonnes doriques lumineuses qui ne déplairaient pas à Wilson – c'est-à-dire si le modèle était disponible en bleu) ; et l'on tourne sur le même vocabulaire chorégraphique : tours, détournés, pas de valse, déboulés, tout ce qui est bon pour tourbillonner, entrecoupé de jambes à la seconde en battement ou développé et encore de portés. Cela se regarde très bien et se mange sans faim, l'indigestion arrivant sans prévenir au bout de la quatrième soirée. Soudain, on n'en peut plus de ces ballerines traînées-glissées à travers la scène comme des aspirateurs. La Classical symphony s'en trouve brillante comme un sous-neuf, ce qui est parfait pour un peu de patinage artistique (Yuri Possokhov, au San Francisco depuis plus de dix ans, serait-il nostalgique de sa jeunesse russe ?) mais laisse de glace.

 

Doubleplusbon

On en viendrait presque à se demander si l'on n'aurait pas épuisé le potentiel créatif de la technique classique : que peut-on faire d'autre après Balanchine ? Forsythe. Mais lorsqu'on voit où aboutit sa logique déconstructionniste, on en revient. Et on revient du côté de Robbins, piochant dans l'aspect populaire de son œuvre pour faire de l'entertainment de grande qualité. De grande qualité, je souligne : malgré l'aspect standardisé, les ballets présentées sont riches techniquement et mettent en valeur les danseurs (surtout les danseuses, ok). Où est le problème, alors ? Y en a-t-il même un ?

Dans l'article du New York Times sur la création de Glass pieces, la critique souligne un élément clé qui distingue Philipp Glass des autres compositeurs minimalistes et que partage le chorégraphe : « Mr. Robbins is careful to give us a human echo. » C'est cet écho que l'on n'entend pas dans plusieurs des créations néoclassiques présentées par le San Francisco Ballet, comme si on avait jeté l'émotion avec la narration et, à vider les ballets de tout élément narratif, on avait fini par les vider de leur sens. Quelque part, on l'a bien cherché. Quand un néophyte s'inquiète de ce qu'il ne comprend rien au ballet, je lui rétorque qu'il n'y a rien à comprendre. Je pense : il faut simplement accepter de se laisser toucher, de ressentir des émotions qui, comme pour la musique, ne sont pas dicibles – pas parce qu'elles sont trop pauvres pour être exprimées mais au contraire parce qu'elles sont trop riches, trop complexes pour être analysées, et perdent de leur beauté quand on cherche à les enfermer dans un chapelet de synonymes. Il n'y a pas rien à comprendre : il faut comprendre que l'émotion ne passe par la raison, qu'apprendre le vocabulaire de la danse n'est pas ce qui permettra de l'apprécier mais seulement d'en parler et de saisir des nuances (qui, en retour, il est vrai, contribueront à sublimer l'émotion). La danse se comprend, oui, comme un tout qui nous arrive ; il faut « prendre avec », prendre la danse avec l'humain, ses émotions et son désir.

Les chorégraphes dont il est question n'ont pas cherché à comprendre : ils ont liquidé la question de la compréhension et substitué l'admiration à l'émotion. Leurs ballets sont, à proprement parler, admirables. Non pas pour la performance physique qu'ils impliquent mais pour leur esthétisme. On vient se ravir de l'esthétisme extrême du ballet, ravissement qui ne connaît qu'une émotion : la joie. La joie qui émane du San Francisco Ballet est si forte qu'il n'y a personne qui ne la remarque ; c'est indéniablement « une bouffée d'air frais ». De bouffée d'air frais en bouffée d'air frais, cependant, on finit par brasser du vent. D'être la seule émotion suscitée par ces ballets, la joie débouche sur un appauvrissement : c'est doubleplusbon.

 

 

Chorégraphes d'exception

Parmi les exceptions pour confirmer la règle : Mark Morris. Son Maëlstrom commençait mal quand soudain, un cœur s'est mis à battre sous ce parfait zombie néoclassique (qui porte mal son nom, les danseurs tourbillonnant bien moins que dans d'autres ballets programmés – un comble). Après ce qu'il faut avoir beaucoup d'imagination pour appeler une tempête, nous arrivons directement dans l'œil du cyclone. Dans une ambiance calme mais orageuse à la manière du Parc, les danseurs prennent des poses planantes, paumes de main plates et pieds flex – des inflexions qui me rappellent Un jour ou deux, la neutralité ennuyeuse de Cunningham en moins !

 

C'est à partir des exceptions qu'on trouve l'exceptionnel. Avec les ballets de Christopher Wheeldon et Liam Scarlett, le San Francisco Ballet est une publicité ambulante pour le Royal Ballet. Je suis toute acquise à Christopher Wheeldon depuis que j'ai vu le pas de deux d'After the rain, créé pour et dansé par Wendy Whelan lors de la venue du NYCB à Bastille. La gorge serrée en entendant résonner la musique d'Arvo Pärt, j'avais été absorbée et bouleversée par ces corps, l'un très nerveux, très fin, comme une liane ou une racine, l'autre noir et puissant, manipulant le premier avec d'infinies précautions. Sans être aussi poignants, Damian et Yuan Yuan Tan font revivre cette histoire muette d'amants intemporels mais non éternels, la beauté de l'éphémère toute entière contenue dans la fragilité du corps de Yuan Yuan Tan.

De cette aube immémoriale, le chorégraphe passe sans souci à un coucher de soleil chatoyant. Within the Golden Hour possède tout le charme de l'Orient sans aucune concession à l'orientalisme : si l'on voit des paillettes d'or, ce n'est pas dans le drapé très léger des costumes mais l'imagination d'une lumière déclinante, qui fait luire son objet de mille et une façons différentes. Loin de n'être que langueur, la sensualité se joue (Mathilde Froustey, dans une esquisse de danse latine sur pointes) autant qu'elle se respire (Sarah Van Patten, tout en retenue). L'urgence de vivre, qui se traduit par un rythme soutenu dans la plupart des pièces vues, est ici contenue toute entière dans la musique lancinante et sublime d'Ezio Bosso, laissant les danseurs suspendus dans un entre-deux de toute beauté.

Quand enfin tombe la nuit, Christopher Wheeldon la peuple de fantômes. Avec leurs yeux cernés et leurs cheveux élégamment relevés et décoiffées, ses Willis ont une allure toute victorienne. Plus que des demeures, on imagine des gens hantés par le souvenir de l'être aimé, les souvenirs qui tourbillonnent et s'effacent comme la mousseline des jupes transparentes. De tous les ballets, c'est celui que j'aimerais le plus revoir (peut-être aussi parce que Palpatine n'a pas arrêté de s'éventer avec son programme, malheureusement moins absorbé par Ghosts que par le Ratmansky qui a suivi).

 

Moins expérimenté mais tout aussi prometteur est Liam Scarlett. J'avais beaucoup aimé Asphodel Meadows, regrettant seulement l'absence de respiration qui ne permettait pas d'apprécier pleinement chaque trouvaille gestuelle. Devenu Artist in Residence, l'urgence de tout mettre dans un seul ballet s'est dissipée et Humming bird en devient planant. Ceux qui l'ont vu plusieurs fois soulignent les ficelles et la musique, qui fait beaucoup. Mais c'est aussi le talent du chorégraphe que de savoir sélectionner la musique : les balletomanes qui ont assisté à la triple bill du Nederlands Dans Theater ont ainsi eu le plaisir de réentendre Tirol Concerto pour piano et orchestre. La chorégraphie de Liam Scarlett n'a rien à voir avec celle de Sol León et Paul Lightfoot mais l'on retrouve la même lumière lunaire que dans Shoot the moon, avec un grand pan de papier blanc replié, qui se relève peu à peu à mesure que les danseurs arrivent en glissant depuis un terre-plein en arrière-scène. À ce sens aigu de la scénographie, Liam Scarlett joint une gestuelle fluide, précise et passionnée vraiment captivante. On observe comme au télescope les cratères et les lacs de la chorégraphie, tantôt rapide et teintée d'humeur (piétinements de colibri de Maria Kochetkova), tantôt suspendue et poétique (quasi-immobilité de Yuan Yuan Tan, qui semble la plus intense des danses), toujours proche du spectateur (présence de Frances Chung, curieusement familière avec sa frange et sa robe en jeans). La pièce vous suit comme un air que l'on chantonnerait. Humming bird, forcément.

 

Reste le cas épineux d'Alexei Ratmansky : sous le M. Hyde qui massacre le ballet à l'Opéra de Paris (Psyché est une catastrophe que n'ont pas su racheter Les Illusions perdues), se cacherait un Dr Jekyll qui, sans faire de découverte majeure, participe outre-Atlantique à la bonne santé de son art. Le Piano Concerto #1 m'a rappelée au bon souvenir de Seven Sonatas, seule preuve à ma connaissance qui démente l'hypothèse de la Ratmanskyness comme délire balletomaniaque. Je n'en garderai pas un souvenir impérissable mais, ma foi, avec ses outils rouges suspendus en l'air façon cérémonie d'ouverture des JO à Sotchi, ses académiques bi-face bleu-rouge et ses dominos d'hommes pour soutenir les équilibres de ces dames, Piano Concerto #1 est fort divertissant.



Le salad bowl du ballet

Le doubleplusbon a un double avantage : d'une, comme on a pu le voir, les chorégraphies plus étoffées n'en ressortent que mieux par contraste ; de deux, les danseurs sont à l'honneur, puisqu'on ne voit qu'eux. Et le San Francisco Ballet, c'est le melting pot fait ballet. Pardon, le salad bowl, soyons politiquement et morfalement correct. Non seulement les danseurs sont d'origine et de nationalités différentes, ayant apporté leur école dans leurs bagages (techniques), mais ils sont ont aussi des physiques et des personnalités très contrastées. Nulle part ailleurs vous ne verrez la liane lyrique Yuan Yuan Tan distribuée à côté du petit bolide bourrin qu'est Maria Kochetkova. Toutes les distributions ne marchent pas aussi bien (il faut bien avouer que le tandem Yuan Yuan Tan / Mathilde Froustey est plus harmonieux à l'œil) mais on a rarement un tel concentré de personnalités !

Hormis Mathilde Froustey, la seule que j'identifiais, c'était Maria Kochetkova. Entre ses looks délirants et ses vidéos vine bien troussées, difficile de louper cette pro de la comm'. Surprise sur scène : la petite souris bourrine et fantaisiste qui avait tout pour me plaire ne me fait pas du tout vibrer. De ses extensions de folie, qui viennent compenser la différence de taille avec ses compagnes (les solistes dansent rarement seuls au San Francisco Ballet, au final), on ne remarque que l'aspect brutal et pas toujours musical. Autant cela fait de Voice of spring un petit bijou d'humour, le lâché de pétales de roses s'accompagnant d'un lâché de rires, autant ce n'est pas franchement adapté à Humming bird ou Within the Golden Hour. Même dans la pyrotechnie de Classical Symphony, même quand elle dévore l'espace, il reste cette impression de danser petit (est-ce son cou, qui paraît toujours contracté ? sa cambrure de gymnaste, qui lui fait parfois un petit ventre d'enfant ?). Au final, c'est une personnalité que j'apprécie davantage sur la scène sociale que théâtrale.

La véritable star du San Francisco Ballet n'est donc pas Maria Kochetkova, comme on le croyait volontiers, mais Yuan Yuan Tan. Si elle passe bien les ballets entraînants, c'est dans tout ce qui est lyrique et poétique qu'elle brille particulièrement. Il y a en elle quelque chose de pur, de précieux et de raffiné qui confère qualité d'adage à tout ce qu'elle danse. À l'opposé de l'ardeur et de la joie débordante qui caractérise la compagnie, elle apporte un certain équilibre au ballet où elle s'épanouit depuis près de 20 ans, le visage inspiré mais rarement souriant.

L'autre principal tout à fait stunning, c'est Sofiane Sylve. On ne la remarque pas d'emblée car elle a une manière fort discrète et élégante de s'imposer, mais quelle femme ! Si on ne la distingue pas spécialement pendant la classe (Yuan Yuan Tan non plus, comme si la présence en scène était inversement proportionnelle à celle en cours – une loi qui ne plairait pas à Mathilde, qui a débarqué avec un grand pull Stars and Stripes), en scène, sa danse tout en retenue crie : Less is more. De l'Aurélie Dupont de la grande époque, je vous dis. Et comme la grande époque est finie, je propose qu'on rapatrie la frenchy. Parce que Sofiane est française et qu'elle vous rendrait nationaliste n'importe quel balletomane parisien.

On risquerait à ce rythme de faire le portrait de tous les solistes du ballet alors, aux noms de Frances Chung et Sarah Van Patten surtout, dont la danse est plus épidermique que musculaire, j'ajouterai seulement celui de Sasha De Sola. Longs cheveux blonds, brillants aux oreilles, pimpante, douce et rayonnante, c'est le glamour américain incarné1. Cela tient à pas grand chose, le maintien, peut-être : au San Francisco Ballet, les filles dansent très cambrées et, contrairement à pas mal, Sasha De Sola ne donne pas l'impression d'être toutes côtes dehors (comment aligne-t-on la colonne pour tourner dans ces conditions ? Mystère...). Quoiqu'il en soit, je la verrais bien principal, dès qu'elle aura un peu plus d'abattage dans les pattes.

J'avoue avoir moins remarqué les hommes que les femmes même si j'ai pu admirer le poignet gracile de David Karapetyan dans Chaconne pour piano et deux danseurs ou l'allant de Taras Domitro et Pascal Molat rivalisant, très Grease spirit, dans Alles Walzer. Rivalité également entre Esteban Hernandez et Gennadi Nedvigin, qui surenchérissent de prouesses pour conquérir la piquante Dores André et qui conquièrent surtout le public, la danseuse leur préférant le violoniste bedonnant. Ces Lutins, sautillants à souhaits (Johan Kobborg les auraient-ils chorégraphiés sur Alina Cojocaru ?), sont mon extrait préféré du gala et peut-être même de toute la tournée.

 

Last but not least

Comment ne pas finir par où tout a commencé ? Parce qu'il faut bien le dire, ce qui a créé l'événement, c'est de retrouver Mathilde Froustey, ex-sujet de l'Opéra, après un an comme principal au pays de l'american dream. Cette opportunité semble a posteriori ce qui pouvait lui arriver de mieux – largement mieux que d'être nommée étoile à l'Opéra. Non seulement l'effet retour de la fille prodigue joue à plein mais la danse très straightforward des Américains a endigué la prolifération des froufrousteries2. Encore quelques années là-bas et le risque du maniérisme aura été définitivement écarté au profit d'un raffinement certain. Le chic français made in USA.

 

 

1 Peut-être aussi parce que lors d'un stage en Alabama (oui, un stage de danse en Alabama, ne cherchez pas à comprendre, c'étaient les meilleures vacances de ma vie) il y avait une fille comme ça, blonde, pimpante et hyper douée.
2 J'ai bien observé : il y a les œillades mais surtout des bras envoyés toujours un peu plus haut et plus en arrière que les autres danseuses, dans le même temps, ce qui donne cette impression de versatilité.

19 juillet 2014

L'au revoir de Nicolas Le Riche

Le danseur étoile n'aura cessé de le marteler à chacune de ses interviews : la 9 juillet ne marque pas ses adieux mais son « envol ». Comme un oiseau en cage ? Comme un gamin qui attend la quille, oui ! La grande fête qu'il a souhaité débute comme une kermesse : après Matthieu Chedid qui gratte sa guitare en avant-scène, place aux Forains et au Bal des cadets. Les élèves de l'école de danse y jouent davantage à l'adulte que Le Riche ne joue à l'enfant : c'est comme un gosse que l'étoile court en coulisses lorsqu'il faut laisser la scène à une délégation de Raymonda.

Tambours battant et extraits d'Orient, la soirée a des allures de bazar, où la merveille côtoie le toc. Le faune de 1912 se révèle ainsi être un beauf (pardon Jérémie Bélingard) qui drague une nymphe de la bonne société (Ève Grinsztajn). Hé ! Madmoizelle, t'as laissé tomber ton foulard, là ! Hé, mademoiselle, t'es bonne, tu veux pas aller prendre boire à la source avec moi ? Non. Plutôt mourir. Parce que, pour ce qui est de la séduction, la mort (Eleonora Abbagnato) sait y faire ; elle vous entraîne en un rien de temps un jeune homme vers des sommets d'angoisse et de beauté. Les pieds recroquevillés après un coup d'œil à la montre, le corps en chandelle et l'âme prête à vaciller... chaque pas est plus poignant à mesure qu'on revoit ce ballet.

Appartement entrouvre une porte sur une amitié comme n'en font que les années. Pour un peu, on ne se sentirait pas à sa place, d'observer sur scène l'intimité de Nicolas Le Riche et Sylvie Guillem. Pudeur exacerbée ou censure de control freak qui apparaît ridiculement masquée dans le programme, on ne saura pas ce qui a conduit la fille plus ou moins prodigue à refuser la retransmission, mais on aura bien senti que sa présence était un cadeau pour l'étoile, pas pour le public de l'Opéra – fut-il aussi le sien.

L'amertume se faufile encore dans un discours dispensable de Guillaume Gallienne, où des rimes ronflantes enrobent maladroitement quelques piques bien senties. L'extrait de Caligula qui suit ne quitte pas le registre du quelque chose de dérangeant. Impossible de baver sur Audric Bezard en Incitatus, la chorégraphie est déjà allée trop loin en effaçant les frontières entre l'homme et l'animal. Impossible non plus de rire, l'animal n'est nullement singé ; au contraire, il est aussi droit que l'homme qui l'interprète, risquant à tout instant d'abolir la ligne de démarcation tracée par la raison. Il ne fallait rien de moins qu'une étoile pour tenir cette folie à bout de bras, tenir, licou à la main, le rôle du sadique avec la superbe et le naturel le plus désarmant qui soit. La team Mathieu Ganio a regretté qu'il ne danse pas plus ; j'ai surtout vu la trempe requise par ce rôle plus dur qu'ingrat.

Josua Hoffalt et Karl Paquette ont été les dernières étoiles à rendre hommage à Nicolas Le Riche, en l'entourant dans le Boléro. Je crois que c'est là que j'avais repéré Karl Paquette pour la première fois, tellement sexy que je l'aurais bien mis sur la table, à la place de José Martinez. Cette envie d'intervertir les rôles s'est encore faite sentir, aussi inavouable soit-elle à une soirée d'adieu (de cet artiste-ci, qui plus est). Le regard ne cesse de passer du soliste au corps de ballet (et quels corps !) ; chaque nouvelle vague d'hommes apporte un regain d'énergie à Nicolas Le Riche qui termine, fatigué, sûrement, mais survolté, souriant plus largement à mesure que la fin se fait sentir. Ressuscité du suicide du Jeune Homme et la mort, il escamote la petite mort du Boléro, faisant de ces morts ratées l'emblème de la soirée : une soirée d'adieux qui ne se dit pas, où tout le monde fait comme si rien de fondamental n'allait changer, les blogueurs terminant leur compte-rendu sur le retour du fils prodigue au théâtre des Champs-Elysées.

Ce ne sont certes pas les adieux de Nicolas Le Riche à la danse mais ce sont les adieux de Nicolas Le Riche à l'Opéra, c'est-à-dire à une certaine idée de l'Opéra dans la mesure où l'étoile est « the last hurrah of the scintillating generation who grew up under Rudolf Nureyev ». Laura Cappelle a été la seule à l'écrire : « it’s clear the company will never be the same ». On a beau se réjouir des projets d'un jeune homme de 42 ans, la fin de l'ère Noureev a des relents de tristesse, qu'on aime ou non ses ballets. Aurélie Dupont clora le bal à la rentrée, alors que tous ont déjà quitté les lieux et plus encore que la présence de Sylvie Guillem, ce sont les absences qui se sont fait remarquer : Brigitte Lefèvre (brouille irréductible avec mademoiselle Non ? amertume d'avoir vu son poste brigué par l'homme de la soirée ?), Aurélie Dupont (avec laquelle il a formé un couple quasi-mythique suite au départ de Manuel Legris) mais surtout Wilfried Romoli et Kader Belarbi – quid des épousés ?

Nicolas Le Riche, assez sage pour ne pas tomber dans l'amertume, laisse l'Opéra derrière lui... et le spectateur de cette maison. On voudrait dire merci (ce qui n'est pas la même chose que bravo) mais on se sent à vrai dire assez inutile à applaudir un artiste si peu narcissique qu'il n'a pas besoin de nous – la danse a besoin d'un public mais lui n'a pas besoin de nous, il n'a pas besoin qu'on lui dise tout l'amour qu'on lui porte. Anne Deniau avait prévenu, elle avait raison : on ne peut pas être fan de Nicolas Le Riche. Il n'empêche, il me reste cette curieuse impression d'être une amante laissée sur le quai de la gare. Il est parti sans dire adieu.

 

(Mais on a aimé, c'est ce qui compte, je crois.)

08 juillet 2014

La fascination du visible

Sur le moment, la fin d'Under the Skin m'a frustrée : moins à cause de l'absence d'explications (D'où vient cette créature de rêve et de cauchemar qui sillonne l'Écosse à camionnette pour appâter les hommes ? Pourquoi les fait-elle disparaître ?) que du manque de cohérence dans le suivi de l'intrigue (Que diable devient le motard qui récupère les corps ? Sans parler desdits corps.). Mi-curieux, mi-fasciné, on a suivi l'intrigante et voilà qu'elle disparaît sans crier gare, faisant disparaître avec elle tout espoir de résolution. Alors qu'on était si près de d'atteindre un parfait objet non identifié !

Cela fait pourtant une semaine que les images du film continuent de me hanter. L'affaire eût-elle été expliquée qu'elle aurait été classée. Irrésolue, elle persiste. Plus encore que l'incipit, où une forme noire, spatiale ou phallique, pénètre un œillet blanc pour s'ouvrir brusquement sur une pupille dilatée, c'est l'inquiétante étrangeté dans laquelle baigne le plus banal des quotidiens. À ce titre, le passage le plus marquant est certainement les lumières qui se reflètent sur ce qu'on met un certain temps à identifier comme un casque, le casque d'un motard qui roule sous un tunnel. La forme surgit en creux, dans le mouvement même de son effacement. Et c'est encore par l'effacement de tout environnement que Jonathan Glazer créé ses plus belles images : effacement par la blancheur, aussi chirurgicale qu'onirique, lorsque la créature semble dépecer le corps d'une femme à mesure qu'elle revêt ses vêtements (comme dans Proust ou les intermittences du cœur, le contrejour préserve la pudeur) ; effacement par un noir si profond qu'il en devient brillant, puis liquide lorsque les victimes masculines, suivant la créature de rêve, viennent y sombrer, comme dans des sables mouvants (ou le bassin d'or de la publicité pour le parfum de Dior, J'adôre). Aucune aridité cependant dans l'abstraction : plus le décor est abstrait, plus les corps sont présents. C'est nus et en érection que les hommes entrent en eau trouble et c'est de moins en moins habillée que la créature les y attire.

Le piège semble bien rôdé, jusqu'à ce que la créature attrape dans sa camionnette un jeune homme au visage difforme : les moqueries l'ayant rendu revêche à tout contact humain, la perspective du coït ne suffit pas, la créature doit en passer par une phase de préliminaires où – c'est une première – sa peau entre en contact avec celle de l'homme. Qu'elle laisse filer. Ébranlée, elle se défile, semblant désapprendre tout le savoir humain dont elle usait, s'arrêtant de conduire sa camionnette, qu'elle abandonne dans le brouillard, au milieu de la route. Elle qui ne sourit que pour obéir au mécanisme de la séduction, qui capture des hommes tranquillement, qui assiste à une noyade sans faire un geste, sans comprendre presque, voilà que l'humanité lui colle à la peau, transformant peu à peu la sensation en sentiment. Pour ressentir, il fallait d'abord sentir !

À mesure que s'estompe son indifférence, on comprend que c'est en réalité ce qui nous captive. Ne sachant pas ce qui sera significatif ou non, ne sachant donc pas quoi regarder, on regarde tout, avec attention : les passants, même laids, même médiocres (de futurs victimes ?), les rares paroles échangées, pourtant banales (s'y cacherait-il un indice ?), la route et de signalisation (dès fois que l'on devinerait où l'on va)... L'étrange n'est pas la créature mais nous, à travers le regard qu'elle pose sur nous. Et l'on est d'autant plus fasciné par son regard qu'on ne comprend pas tout de suite ce qu'il y a qui mérite d'être observé. Ce regard qui suspend le jugement et qui renouvelle le monde à nos yeux, sous nos yeux, n'est-ce pas là la définition même de la poésie ?

Il n'est pas sûr cependant que, pour renaître, ce monde ne doive être englouti. Il faut voir que la poésie n'intervient pas ici dans l'enchantement mais dans l'effroi de la fascination – fascination qui trouverait son origine dans le fascinus, le sexe dressé des hommes. Le désir de savoir (ce qu'il est advenu des hommes, disparus en pleine érection) mène à l'effroi : on voit l'homme pris dans le liquide noir comme dans du formol quand soudain, il ne reste de l'homme que la peau, qui se met à flotter, sans plus de consistance qu'un sac plastique.

Excité, le spectateur s'est enfoncé dans les eaux troubles du film, qu'il était venu voir attiré, appâté, par Scarlett Johansson (quitte à débander déchanter). Tout le monde ne parle que du corps de l'actrice (que l'on voit dans sa beauté et dans son imperfection, désacralisé) mais il faut une sacrée trempe pour se laisser filmer ainsi, s'abandonner à la caméra pour ensuite, à l'écran, devenir cette prédatrice qui nous happe du regard. Il faut une présence incroyable pour ne pas avoir l'air inexpressive, une présence que peu d'actrices possèdent (Mia W. est l'une de ces rares actrices, preuve que la sensualité dont il est question n'a que peu à voir avec les canons d'un corps désirable). Quelque chose qui a à voir avec la peau et que l'on ne voit pas. Quelque chose.

The true mystery of the world is the visible, not the invisible. Under the skin est en la manifestation si parfaite que le film prend fin lorsque l'on a la peau de la créature, de ce qu'il y avait en-dessous et que cela ne nous avance en rien. Autant une invisible rationalité aurait été compréhensible, autant le visible se refuse dans le mouvement même par lequel il se donne. Le mystère sait se faire désirer et c'est ce qui le rend si excitant.

06 juillet 2014

Notre Quasimodo de Paris

Karen Kain considérait Roland Petit comme un magicien de la mise en scène plutôt qu'un grand chorégraphe : « His stagecraft was magical, but he didn't have the gift of the truly great, an Ashton or a Balanchine : being able to build a choreographic structure so beautiful that no dancer could ruin it1. » Si je dois confesser beaucoup plus m'amuser à un ballet de Petit que de Balanchine, je dois aussi admettre que la muse a parfaitement cerné le maître. Roland Petit est un génie des tableaux (Les Intermittences du cœur en est l'exemple par excellence), qui sait orchestrer des ensembles d'une efficacité redoutable. Mais si certaines de ses variations sont des petits bijoux, que les danseurs de l'Opéra choisissent régulièrement comme variation libre au concours, toutes ses œuvres ne sont pas inspirées de bout en bout (sans même parler du Loup) : « it's common knowledge in Roland's company that the first parts of a ballet Roland creates are the best, as if he has a fixed quantity of inventiveness that is depleted as the choreography progresses ».

Manifestement, les passages des gardes et des prostituées (sortes d'Obélix à forte poitrine) doivent avoir été les derniers chorégraphiés de Notre-Dame de Paris : l'expressionnisme de Roland Petit, dont l'esthétique correspond bien, dans l'ensemble, au style martelé de Victor Hugo, y devient grossier. Intervenant juste avant l'entracte, après qu'on a passé d'un coup toutes les variations connues du ballet, ces passages me laissent dubitative – sur le coup, je ne suis même plus certaine de savoir si j'apprécie ou non ce ballet. Un peu entamé, l'enthousiasme qu'avait suscité le visionnage du ballet sur YouTube il y a quelques étés ne s'est pourtant pas évaporé, car le Notre-Dame de Roland Petit est à l'image de Quasimodo : un peu difforme mais attendrissant.

Même si les costumes de la cour des miracles ont mal vieilli, les effets d'ensemble sont saisissants (les acrobaties me font encore davantage penser à ces bonhommes en plastique qu'on lançait sur les vitres et qui dégringolaient jusqu'en bas de leurs petits poings gluants). J'aime particulièrement les mains brandies tous doigts écartés, dont l'alternance paume-dos semble produire le bruit des grelots de tambour (Esmeralda n'est a pas dans cette version mais impossible de les manquer, ils irriguent la musique de Maurice Jarre). Ce mouvement de main se retrouve dans tout le ballet : chapeau de bouffon chorégraphique chez les bohémiens, il devient le signe de la folie chez Frollo (qui le prend comme une gangrène, en commençant par la main, animée d'une volonté propre, et s'étend à tout le corps), pour redevenir un effet théâtral lors de la mise à mort d'Esmeralda, dangereux pile ou face du destin.

Le balancement qui caractérise Quasimodo est également très réussi, liant le déséquilibre du bossu au battement des cloches (j'aimerais bien faire de la cloche, d'ailleurs, ça a l'air drôle comme balançoire). Ce balancement se retrouve jusque dans la manière dont Quasimodo apaise Esmeralda lorsqu'elle trouve refuse dans l'église, la berçant jusqu'à la déposer au sol, endormie.

Côté interprètes, on essayera d'oublier le Phoebus de Florian Magnenet, même si ses cheveux mal décolorés ne rendent pas la tâche aisée, pour se souvenir avec plaisir de Nicolas Le Riche, plus attendrissant que jamais en Quasimodo, et d'Eleonora Abbagnato, brune pour l'occasion. Ses jambes, qui se referment à chaque pas avec la sécheresse d'un sécateur lorsqu'elle avance en crabe, en font une délicieuse croqueuse d'homme. Josua Hoffalt, enfin, a le physique et la technique de Frollo mais sa main trop molle ne m'a pas donné de frissons dans le dos comme j'avais pu en avoir avec Cyril Mitilian. Mention spéciale également à Allister Madin qui danse avec une joie si évidente qu'elle en devient communicative. Voilà le genre de miracle qu'on aimerait voir plus souvent à la cour de l'Opéra.

Mit Palpatine

 

1 Karen Kain, Movement Never Lies : An Autobiography, 1994, p. 185.