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19 janvier 2013

Desh à mains nues

Il y a cette main qui n'a de cesse de passer sous le bras et de s'échapper à l'arrière du corps, forçant Akram Khan à se retourner. Vers les coulisses de son histoire, vers le passé qu'il n'a pas vécu mais qui est quand même le sien car celui de son père. Il regarde la paume de cette main avec étonnement – à la fois sienne et étrangère.

 

Il y a ces mains qui sont le prolongement de l'outil, cette masse dont il frappe de plus en plus fort, de plus en plus vite, un monticule de béton qu'on imaginerait encercler un platane et qui n'entoure qu'un peu de terre. Juste assez cependant pour qu'affleurent des racines : un homme qui a choisi le mouvement ne peut pas être déraciné. L'absence de l'origine est jouée et déjouée à chaque fois que le danseur se met en mouvement et qu'il écrit avec son corps son histoire, une histoire, qu'il construit ou qui l'invente.

 

Il y a ces mains qu'il ne cesse d'essuyer contre sa tunique mais qui ne sont pas sales : elles sont seulement pleines de terre, de sa terre, desh, Bangladesh, qu'il ne connaît pas et qui est là, imprimée au creux de sa main, au milieu des lignes de vie, de chance et d'amour. Et de douleur mais on ne le sait pas encore, pas vraiment.

 

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Il y a cette main sceptique qui se frotte la barbiche, celle du père, dont le visage est dessiné sur son crâne. La tête penchée comme un enfant pénitent, il fait revivre ce personnage et sa sagesse d'ancien, qu'il n'a pas voulu connaître ni comprendre lorsque sa génération l'incitait plutôt à imiter Mickaël Jackson et à parler anglais comme un Américain black. De cette métamorphose surgit l'histoire du père, cuisinier du village, malmené par la guerre, jusqu'à ce que son visage s'efface et que le danseur relève la tête.

 

Il y a cette main, invisible mais ô combien réelle, qu'il prend dans la sienne. Courbé, mais pas sous le poids des ans – ou alors seulement de ceux à venir – il raconte des histoires à sa nièce, je crois, qui ne s'en laisse pas conter.

 

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Photo Richard Haughton
 

Il y a ces mains qui grimpent aux branches d'un arbre gigantesque, fabuleux, à l'écorce de crayon de couleur : le danseur, narrateur, petit homme, enfin, traverse ce récit fabuleux, projeté sur une toile tendue en avant-scène et peuplé de toutes sortes d'animaux sauvages. La canopée de cette jungle ressemble à un nuage, dont le petit homme aura tôt fait de descendre.

 

Il y a ces mains refermées et brandies, comme pour le but qui marque la victoire d'un match de football. La fête est pleine de cris et de pancartes mais les seuls points que l'on marque sont les coups qu'on donne en l'air et des coups de feu répondent aux poings levés.

 

Il y a cette main qui ne tient pas son iPhone, en panne, mais qui se raccroche à cette voix d'enfant au service après-vente, à l'autre bout du monde. On ne sait plus très bien qui veut réparer quoi ; la communication est toujours difficile à maintenir.

 

Il y a cette main qui effleure et ébranle une forêt de bandes de tissu tombées des cintres, pales adoucies par rapport à celles, d'hélicoptères, qui ont servi à meurtrir les voûtes plantaires de cet enfant qui ne savait pas sur quel pied danser pendant la guerre. 

Il y a cette main thaumaturge qui effleure et ébranle les pâles de tissus, et les fait danser  se substitue aux pieds. 

 

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 Photo Richard Haughton
 

Il y a ces mains, incroyablement expressives, qui dansent comme ailleurs, comme en kathak, et font débouler sur scène le danseur comme un derviche tourneur.

 

Il y a ces mains, bavardes, et il y a cette main par laquelle Akram Khan m'a pris pour me raconter ce qu'en tout autre occasion je n'aurais pas écouté – ou si mal entendu.

 

Il y a des spectacles en Il y a, comme ça, et Desh en fait partie.

 

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12 janvier 2013

Le Mariinsky à Pleyel, la Russie en bouteille

Fatigue ? Manque d'entraînement à l'écoute ? Je n'ai pas autant apprécié cette soirée Chostakovitch que je l'aurais voulu. J'ai bien sautillé d'une fesse sur l'autre dans les moments d'ironie fanfaronne, cavalé au rythme endiablé du rouleau compresseur, sursauté aux coups de cymbales, déferlé sur les puissantes vagues sonores du choeur russe mais je n'ai pas survolé, survoltée, les plaines de Sibérie à vol de rapace, je n'ai pas frémis de froid ni d'effroi et je n'ai pas été terrassée dans mon siège par les ondes fracassantes de l'ironie vainement réprimée et par les errances désolées de ceux qu'elle-même a abandonnés. Plus de temps pour l'attente, inquiète, espérante, angoissée, craintive ou curieuse seulement : telle la Neva qui dégèle soudain, l'âme russe déferle et écrase tout, absolue, entière, étrangère. Étrangère comme la danse des prima ballerina russes, si parfaite, si achevée que l'émotion n'arrive jamais jusqu'à moi. C'est grand, c'est impressionnant, génial à n'en pas douter, mais c'est loin, si loin de ce qui m'est accessible. Si loin de ce que je peux comprendre, de ce que je peux ressentir. Si... russe. C'est comme si la musique avait été cryptée en cyrillique, aussi incompréhensible que les visages fermés des musiciens qui ne font même pas la gueule, se contentent d'être russes.

La plainte ascétique du violoncelle (italien) me met un instant dans la confidence lors du Concerto n° 2. J'aimerais apprendre à en jouer, dans une autre vie où j'aurai déjà appris le solfège, le tchèque, le russe et le Python.

Est-ce grâce à son livret ? La treizième symphonie m'a davantage parlé que la troisième et j'en ai voulu à mon corps de vouloir se mettre en veille alors qu'enfin j'y étais, dans ce pays-symphonie où on hurle en silence :

Ici, en silence, tout hurle,
et, me découvrant,
je sens mes cheveux blanchir lentement.

où l'humour cynique et salvateur fanfaronne :

[l'humour, la tête coupée] cria très fort : « Me voici ! »
Et, désinvolte, se mit à danser

(Les tsars, les rois, les empereurs,
les souverains du monde entier,
tous ont commandé des parades
mais l’humour, ils n’ont jamais pu)

où les vieilles femmes endurent noblement les privations :

Elles attendent patiemment,
anges gardiens de leurs familles,
en serrant dans leurs mains
leur argent durement gagné.
Ce sont les femmes de Russie.
Elles nous honorent et nous jugent.
Elles ont mélangé le béton,
et labouré et moissonné…
Elles ont toujours tout supporté
et supporteront toujours tout.

où les peurs, sournoises, font crier, parler et même se taire à tort et à travers :

quand nous aurions dû nous taire,
elles nous apprirent à crier,
et apprirent à nous taire
quand nous aurions dû crier

Nous n’avions peur
ni de bâtir dans les tourmentes,
ni d’aller au combat sous les obus,
mais parfois nous avions une peur mortelle
de parler, même parler tout seul.

et où la plus grande peur est de se résigner et faire carrière plutôt qu'œuvre de son talent :

Ils sont oubliés,
ceux qui insultèrent,
mais nous nous souvenons
de ceux qui furent insultés.

Ma façon de faire ma propre carrière,
ce sera de ne pas la faire !

Voir le livret complet, les chroniquettes de Palpatine et Laurent.