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13 décembre 2010

Carrément Karénine

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Anna Karénine, de Boris Eifman

Aaaaaaaah ! Excitation et soulagement : je ne suis pas devenue blasée, la fréquence des spectacles ne m'a pas ôté ma capacité à m'enthousiasmer. Il y avait franchement mieux à faire dimanche dernier que d'aller se faire plumer à l'Opéra pour voir des volatiles. Pourtant, avant que ma mère ne clique sur « réserver », je lui avais bien fait remarquer que le montant était tout de même de 154€ ; installées en plein milieu du parterre du théâtre des Champs-Élysées, on ne l'a pas regretté une seule seconde. En sortant, nous avons même couru comme un seul homme deux gamines au distributeur le plus proche pour tirer du liquide et revenir acheter le programme avant que le théâtre ne ferme. Un peu essoufflées, nous n'en avons pas moins épuisé notre lexique d'adjectifs laudatifs (tous mis au superlatif), en les accolant à tout ce qu'on pouvait imaginer : chorégraphie, émotion, costumes, amplitude, scénographie, coup de pied, interprétation, puissance des sauts, beauté de l'interprète, technique, construction, énergie, exécution, lumières... J'aurais voulu le revoir dans la foulée pour tout voir et jubiler, encore. Le roman de Tolstoï, qui n'a été entamé que de cinquante pages faute à des lectures universitaires, ne devrait plus traîner trop longtemps sous la table basse ; c'est un nouvel appel du pied (c'est comme ça, certains livres vous font de l’œil).


Véritable fauteuil d'orchestre. La lumière se baisse, bientôt suivi par le brouhaha du public. Le rideau se lève. Rien qu'une petite douche de lumière sur un petit banc et des jouets, à cour. Puis une grande douche éclaire la scène : vide. Une femme en robe de soirée apparaît, beaucoup trop séduisante pour être toujours la mère qui arrête un petit train électrique ou remet une peluche en place. Elle est déjà en décalage, et tellement belle. Karénine vient la chercher pour partir en soirée et le tableau poignant de cette femme qu'on vient relever de son rôle de mère, sa douce mélancolie, laisse place à l'étourdissement d'une scène de bal.

C'est le moment de marquer une courte pause pour rendre grâce au costumier, Viacheslav Okunev, qui a réalisé des robes de bals qui ne ressemblent pas à de grosses meringues empesées de froufrous et autres fanfreluches mais qui aient l'élégance de robes de soirées, fluides le long des corps longilignes, brillantes sans être clinquantes, corset de perles et ras de cou assorti. Elles ont l'allure de robes fourreau mais n'entravent jamais le mouvement : lors des tours et des sauts, le tissu se déploie et leur donne plus d'amplitude encore. On pourrait dire que cela virevolte si la danse n'était pas si puissante, les sauts si athlétiques et les portés si dynamiques. Cela tournoie davantage ; les hommes portent haut non les couleurs de leur dame, mais les dames elles-mêmes, quand elles ne sautent pas d'elles-mêmes aussi haut que les garçons (et gardent des cuisses de mouche, un mystère) – le tout à un rythme trépidant, entretenu par d'incessants relais dans les groupes qui se répondent deux à deux, façon produit en croix. C'est virtuose mais jamais gratuit : le groupe social s'impose dans toute sa force et laisse imaginer la réprobation qui sera la sienne face aux futurs amants qui n'en sont pour le moment qu'à leur rencontre, duos et soli alternant avec les ensembles.

A la première variation de Vronsky et rien qu'à sa façon de se jeter à genoux, on est déjà aux pieds d'Olgev Gabyshev. Oleg Markov n'est pas en reste en Karénine, quoique sa danse soit plus sèche, dans l’inquiétude de sa femme absente. Il y a ce formidable geste des mains croisées dans le dos, qui exprime d'abord l'attente puis l'impuissance du mari lorsque, ayant surpris les amants, il ne parvient pas à faire revenir sa femme vers lui. Il la malmène, elle s'écarte ; il la menace, elle le repousse ; il se montre tendre, elle se dérobe. Lorsqu'il la reprend par le bras, la contraignant et la soutenant tout à la fois, et que de profil ils avancent en une funèbre marche nuptiale, très raide, ses jambes se dérobent sous son corps devenu insaisissable de fluidité.  Les pas de deux d'Anna avec l'amoureux mari, dur à force de tendresse, sont presque plus poignants que les effusions de l'amant, pourtant jamais lyriques. A chaque fois qu'on pourrait verser dans l'eau de rose, cela bascule, le développé seconde est ramené à terre manu militari, le renversé attitude fait un écart en arabesque et si l'on se jette à terre, c'est au sens propre. De même, avec Karénine, s'il y a scène de ménage, c'est seulement en vertu des portés-traînés dans lesquels la danseuse balaie la scène, traînée à bout de bras par son partenaire - c'est presque un miracle qu'ils ne se soient pas décrochés des épaules. Avec Boris Eifman, tout est grand, même la bassesse si jamais elle intervient.

 

Le désir n'a rien de velléitaire et, lorsque sont éclairés tour à tour (Vronskiyen avant-scène côté jardin, Anna en arrière-scène côté cour) les amants esseulés dans leurs lits respectifs, leur lascivité n'est pas celle d'une certaine indolence exotique : ce sont bien les corps, qui se cambrent, s'écartent, s'étalent et débordent de leur lit, qui se désirent, qu'ils désirent – aucune passion passive là-dedans, sinon pour le spectateur avide de toute cette beauté.

Le premier acte se termine par un boucle : même petite douche de lumière côté cour qu'au début, Anna au milieu du cercle que décrit un petit train électrique d'un enfant définitivement absent, il neige.

 

Le Russe se réchauffe à la vodka : la second acte commence avec des soldats ivres, de dos, debout sur leur chaise, sur laquelle ils s'affalent un à un, un serveur courant de l'un à l'autre pour rattraper in extremis leurs verres sur son plateau. La scène de caserne qui suit est un cabaret inversé : ce sont les hommes qui dansent avec leurs chaises (et que je prenne appel dessus pour sauter à l'écart et retomber sur mes deux jambes de part et d'autre de la chaise) et les spectatrices qui se réjouissent. La ligne du cancan final est remplacée par une revue de soldats qui tombent comme des dominos après que le bout de la file se soit écroulé d'ivresse.

Loin de cette virilité éthylique qu'il laisse à Karénine, Vronsky a amené Anna à Venise : quoi de mieux qu'un carnaval pour passer inaperçu et laisser libre cours à ses passions ? Sous le bal masqué policé se devine en effet l'instinct carnavalesque qui a envoyé valser les conventions sociales – y compris celles de la valse (à peine trouve-t-on encore trace de couples ; on parvient tout juste à distinguer les femmes des hommes, qui sortent tous de leurs gonds et de la scène en farandole). Une fois encore les costumes, un peu plus ouvragés que les précédents pour être perçu comme tels, sont superbes : richesse et profusion de perles, de plumes et de masques ne se termine pas en charivari visuel, cela reste d'une élégance rare sans paraître le moins du monde emprunté.

Après s'être perdu dans la foule, notre couple d'amant s'est réfugié à l'écart et, pour louer la beauté d'Anna, Vronski a entrepris de lui tirer le portrait. Bien entendu la séance connaît quelques pauses, ce qu'on n'avait pas de mal à prévoir vu la pose coquette du modèle. Vêtue à la façon du Diable amoureux, la danseuse laisse voir des jambes d'une finesse qui évoquerait la fragilité si elle n'était doublée de solidité technique. C'est presque trop fin, la robe lui sied finalement mieux.

Les amants ont semble-t-il voulu oublier que les débordements carnavalesques ne durent qu'un temps et leur couple, qui n'en est pas un, suscite des commérages dont la virulence ira jusqu'au rejet. Le bal au terme duquel ils finiront ostracisés est en tous points conformes à celui du premier acte où Anna accompagnait Karénine ; le amants n'ont de place que lors du défoulement carnavalesque et ne peuvent valser en bonne société, plates-bandes quadrillées par les couples mariés. La compagnie se fait de plus en plus menaçante (répartie en deux lignes, une dans la longueur, l'autre dans la largeur, qui se rapprochent petit à petit en un angle obtus), sépare les amants et les tourmente pour finalement leur tourner le dos et les laisser seuls, méprisés. Abandon magistral ; tous sont du côté du mari et de l'ordre bafoué.

Plus qu'abandonnée à son triste sort, Anna Karénine est livrée à son destin d'héroïne tolstoïenne. La déchéance s'accélère avec l'opium et la boisson. L'enfermement de la folie qui la guette est formidablement rendu par une trouvaille scénique : allongée au sol, c'est la tête et les bras passés entre les pieds d'une petite commode (à laquelle elle s'agrippe) qu'elle avale le contenu d'une petite fiole. Avant qu'on ait pu comprendre comment quelqu'un avait pu passer par derrière pour lui retirer sa robe (et avant que j'aie pu me précipiter sur scène pour voler sa sublime robe violette), elle se retrouve en académique chaire, c'est-à-dire nue. Son délire devient cauchemardesque ; elle est entraînée dans une ronde sabbatique, ou plutôt deux, s'il est vrai qu'elle passe d'un groupe à l'autre comme une courroie en huit, lancée et rattrapée comme une trapéziste, à ceci près qu'elle est traînée au sol et ne le quitte que lorsque la ronde tourne tellement vite que la force centrifuge la soulève. On a l'impression que ces deux roues vont la broyer si elles ne la désarticulent pas avant. C'est terrifiant.

Oppressant, aussi. On sent que à la situation paroxystique que la fin est proche. Le corps de ballet est revenu habillé en cheminot, les danseurs font de violents gestes mécaniques avec leur bras semblables à des cisailles et pour la seconde fois, la musique de Tchaïkovsky a laissé place à des bruitages : le train approche. Et là, la spectatrice que je suis a un sursaut socratique : Anna Karénine va mourir, cela ne fait aucun doute, mais va-t-elle bien mourir ? Je veux dire, comment le chorégraphe va-t-il la faire mourir ? Il faut qu'elle meure bien, pas moralement mais esthétiquement parlant ; que la chute ne tombe pas à plat comme le corps de l'héroïne. Je me souviens de l'insistance de Kundera dans ses essais sur le motif du train dans Anna Karénine, et j'ai peur. Il ne faut pas que surgisse un train en carton pâte. Le bruit du train s'amplifie. Anna monte sur la haute passerelle qui, avec son enfilade de colonnades, suggérait une promenade lors des scènes de bal (les femmes y faisaient figurer leurs charmes graciles en ombres chinoises tandis qu'en contrebas, les hommes faisaient éclater leur puissance) ; à présent, c'est vrai, je lui trouve un air de pont de chemin de fer. Elle avance au milieu de la passerelle, se met face au public, écarte les bras en croix et se laisse basculer vers l'arrière – avant qu'elle ait eu le temps de disparaître, toute une rampe de feux s'est violemment éclairée le long de la passerelle : c'est le spectateur qui s'est pris le train de plein fouet. Je suis éblouie.

Dernière image : un chariot qui pousse le corps dans une grande douche de lumière, sous la neige tombante, au milieu des cheminots : fin du premier acte, fin du second. Les rappels ne manquent pas non plus dans la salle, où l'on s'essaye aux bravos. Je regrette de ne pas avoir une voix qui porte et suis contente lorsque tout près de moi, comme par procuration, un bravo retentit d'une voix de ténor.


Voilà un ballet, un vrai, un ballet narratif et moderne (presque un oxymore tant c'est inespéré), sans divertissement, entier, qui vous prend aux tripes d'un bout à l'autre et ne vous laisse pas de répit dans votre fascination. On est épaté de virtuosité, saisi d'émotion, frappé de stupeur, étranglé de terreur et de pitié, ébloui et bouleversé de beauté vécue. J'aime la danse lorsqu'elle se fait sentir jusque dans la chaire voire dans les muscles du spectateur qui se sait pourtant fossilisé sur son fauteuil, pétrifié. Les danseurs sont bons, comme des acteurs ; le chorégraphe est un formidable metteur en scène ; quant à la danseuse, elle est sublime – à croire qu'il n'existe pas à proprement parler de danseuse russe, de ces filles qui dansent : quand elle n'est pas ballerine, elle est une femme. Fatale, ici, sans jamais être aguichante. Simplement, on ne peut en détacher le regard. D'où je suis quelque peu chagrin de ne pas savoir s'il s'agissait de Masha Abashova, comme l'indique le programme, ou bien de Nina Zmiievets comme l'annonçait et le maintient toujours la distribution en ligne sur le site du théâtre. Peut-être ne doit-on pas savoir le nom de cette fugitive beauté, passante baudelairienne.

 

Je vous ai dit à quel point ce ballet était sublime ?

00:20 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : danse, ballet

09 décembre 2010

Sacrée soirée composite

Jeudi dernier, Garnier, par l'entrée des artistes, puis des loges à la salle : séance de travail pour le programme Balanchine/ Brown/ Bausch. Cela me rappelle les répétitions à Montansier, sauf qu'à Garnier, tout est plus : plus impressionnant, plus grand, évidemment, avec plus de techniciens plateau et plus de monde à la régie. Le maître de ballet n'a pas à corriger les éclairages, il y a pour cela du monde en loge : on entend derrière nous des « à jardin, plus de lumière ; faut se concentrer sur les voiles des deux femmes qui viennent de s'écarter, là » - cela me fait bizarre d'entendre parler de femmes plutôt que de danseuses, on a tendance à l'oublier quand elles sont en scène. Lorsqu'elles prennent une pause pour entendre les corrections de Laurent Hilaire à la fin du ballet de Balanchine, là seulement on se rend compte que la tunique blanche avec jupette à trente ans, c'est un peu violent. Apollon musagète n'est pas le Balanchine que je préfère, et je ne dis pas cela seulement parce que Mathieu Ganio frise la caricature de lui-même en Apollon ou qu'Emilie Cozette rame un peu avec ses grandes jambes (quelle idée en même temps de la mettre avec deux petites, surtout quand l'une d'elle se trouve être Myriam Ould-braham qui malgré sa taille, sera toujours plus balanchinienne que l'étoile) : c'est un joli divertissement qui ne me touche guère.

La suite, en revanche... quand on pense que ce n'est qu'une répétition... Je me souviens de réaction mitigées à la création de O Zlozony/O composite et ne comprends absolument pas pourquoi ce ballet n'a pas suscité l'émerveillement le plus pur. Pourtant, rien que le titre... écoutez... oh !...des voix qui chuchotent des confidences, une langue étrangère dont je ne soupçonne pas même la nationalité, pure incantation, d'avant la signification ; une danseuse en apesanteur et des hommes sensuels ; un fond étoilé ... Melendili n'hésiterait pas : c'est cosmique ! Si les balletomanes du dimanche étaient des lectrices du magazine Elle, je leur ferai l'équation de la semaine : fond étoilé d'In the night + l'intermède du Parc où Aurélie Dupont est portée en apesanteur par les jardiniers = O Zlozony/O composite. C'est au point que si la correction adressée à « Jérémie » n'était pas un lapsus du répétiteur, je vais devoir revoir mes positions concernant Jérémie Bélingard ; j'ai eu une petite pensée pour Amélie et son engouement pour la « sexitude » de cette étoile, parce que si c'était bien lui (et j'ai toujours du mal à croire que Jérémie Bélingard puisse avoir une danse plus latino qu'Alessio Carbone qui, s'il n'y a pas confusion, montrait plus une raideur romaine que l'onctuosité latine)... je dois reconnaître qu'il y avait de la sensualité dans l'air – après, Palpatine vous dirait que c'était à cause de Muriel Zusperreguy dont la présence n'était évidemment pas pour gâcher le trio.

La répétition allait son train avec tout le sérieux des danseurs et l'enthousiasme des musiciens ; tous prennent une longue pause pendant que des techniciens apportent de grandes bennes sur scène. Je me demande, vaguement inquiète, si les danseurs vont se cacher dedans, mais le contenu de ces immenses poubelles a tôt fait d'être déversé sur scène : de la terre ! Pendant une vingtaine de minutes, elle est répandue à coup de pelles, étalée, aplatie, tassée, et enfin... arrosée ! J'imagine bien sur le CV : terrassier ? mais vous n'étiez pas technicien à l'opéra ? - si, si, justement. C'est assez hallucinant. Avec le tuyau d'arrosage qui ressemble à un lance-flammes, l'état de guerre est déclaré ; le spectateur va s'en prendre plein la tête. Après cette installation et quelques faux-départs dus aux éclairages (sans lumière, l'orchestre peut difficilement suivre la partition), les danseurs qui s'échauffaient jusqu'alors autour du praticable terreux se lancent dans la chorégraphie de Bausch. La puissance des ensembles et la violence de la musique me terrasse dans mon siège, j'en ai oublié jusqu'aux palabres un peu bruyants pour régler les lumières. C'est à couper le souffle et l’Élue, musique achevée, reste effectivement au sol jusqu'à ce qu'un danseur vienne la relever ; on a le sentiment qu'elle va tomber à chaque fois qu'on lui presse l'épaule ou le dos pour la féliciter, comme si la violence des hommes se perpétuait, amoindrie, chez les danseurs. Ce n'est pas un ballet émotionnellement anodin, il semble falloir du temps pour sortir de son rôle.

De les voir là, épuisés, la pièce achevée, on en est presque désolé, on mesure la solitude de ces répétitions tardives, lorsqu'ils dansent pour personne sinon pour rien. Et je me demande si elle est allégée par la présence du public les soirs de représentation, si cette présence les galvanise, ou si la solitude demeure en dépit du public, invisible derrière les feux de la rampe. Je n'arrive pas à savoir si je crains le mécanisme d'une danse devenue répétitive au-delà des répétitions ou si je suis rassérénée par le geste toujours fait pour soi. Quoiqu'il en soit, le Sacre du printemps secoue. C'est à répéter – non tant pour les danseurs que pour les spectateurs.

 

Double vision, Carolyn Carlson

Si c'était par la fin que tout commençait, il faudrait faire faire l'introduction à Miss Red : difficile de dire si l'on a aimé ou pas, et c'est peut-être mieux comme cela. Ce qui est certain, c'est que le spectacle ne laisse pas indifférent : on hésite entre fascinant et dérangeant, s'il est vrai que le choc est avant tout esthétique. On ne sait pas trop où l'on va, jusqu'à ce que la chorégraphe elle-même nous indique en bilingue les lieux par où l'on est passé :

 

the world I see

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La taille enserrée dans une jupe qui s'étale sur toute la scène, Carolyn Carlson s'étend, se consume ou flotte au milieu des remous de tissu, soulevé par de l'air pulsé, selon que les images projetées sont celles d'un arbre (les plis du tissu donnent alors du relief aux racines, les petits gestes nerveux de Carolyn Carlson deviennent ceux d'un écureuil), d'un feu (flammes du tissu crépitant) ou de la glace qui peu à peu, depuis les bords jusqu'à la danseuse, se cristallise en banquise.

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En fond de scène, incliné, un miroir reconstitue comme il le ferait d'une anamorphose les images projetées sur le tissu depuis les cintres. L’œil aux aguets est sans cesse dérouté par cette double vision qui oblige le spectateur à synthétiser ce qu'il perçoit ou à choisir ce qui lui donne à l'instant l'image la plus poétique, soit la scène, soit le miroir, selon que celui-ci donne un sens à celle-là en perdant la danseuse dans son espace plan ou qu'il le déforme en l'aplanissant.

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On en ressort vidé mais c'est la partie que j'ai préférée, avec toutes ses variations qui sont autant de surprises. La plus étonnante résulte peut-être de la projection de fourmis rouges qui traversent d'abord l'image de l'arbre puis grossissent au point de devenir indépendantes, de grosses globules rouges (image suscitée par le « blood » de la bande-son) qui vous donnent des démangeaisons.

 

the world I make


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Des bandes verticales descendent des cintres, sur lesquelles sont projetées des images elles-aussi verticales, bandes d'autoroute vues du ciel, chiffres qui défilent, gratte-ciels ou lumières accélérées de la ville. Carolyn Carlson revient en ombre, habillée et cagoulée de noir au point de se confondre avec l'ombre réelle (si je puis dire) qui est projetée juste derrière elle sur les bandes.

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Cette fois-ci, l'écureuil a fait un détour par la banque et est devenu agent comptable ; les doigts ne s'agitent plus pour faire provision de noisettes mais pour taper sur des machines à écrire imaginaires ; l'agitation saccadée serait celle d'un homme d'affaire passée en accélérée. Signe du temps, j'ai parfois l'impression d'apercevoir les silhouettes i-pod, qui, dans le clip publicitaire, se trémoussent façon hip-hop sur fond coloré. Une ou deux fois, Carolyn Carlson relève un bout de tissu derrière sa tête et sa silhouette apparaît voilée, suscitant une curieuse association avec les connotations précédentes.

 

the world I imagine

 

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Après les courbes du premier volet et les verticales du deuxième, le troisième manque de traits distinctifs. On y projette des morceaux d'écriture et la danseuse, entre autre, tenant retournée la doublure de son manteau-tunique (couleur Miss Red, qui a bien pensé aller le chiper pendant les saluts) pour un effet très graphique, tourbillonne lentement comme un derviche tourneur. En dépit de la tripartition, j'ai trouvé la première partie beaucoup plus imaginative – peut-être parce que le monde que je vois se présente déjà avec la vision que j'en ai et que la nature est une entité imaginaire. Du coup, le monde de la création artistique qui est pourtant présente dans toute sa vigueur dès le début, se présente comme un monde appauvri à force d'auto-référentialité ; comme sa danseuse, il tourne en rond, et le tout a tôt fait de virer au conceptuel. Certes, la tripartition annoncée après un bla-bla pseudo-métaphysique permet d'organiser ce que l'on vient de voir, mais elle lui fait aussi perdre de son onirisme si l'on écoute les paroles plutôt que d'entendre la voix encore musicale qui les prononce. Lorsque le noir ou plutôt l'obscurité se fait, on reste sinon sceptique, du moins méditatif, et les applaudissements mettent longtemps à prendre, comme un feu qui tarderait à se propager.

 

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Pour que la vision soit vraiment double, j'invite Miss Red à commenter maintenant que cela a eu le temps de décanter.

08 décembre 2010

Petrouchka ébachi

[Pleyel, jeudi 2 décembre avec Palpatine]

Comme des patins à glace, la baguette de Dima Slobodeniouk trace des arabesques sur le Lac enchanté d'Anatole Liadov, qui porte bien son nom (le lac tout droit sorti d'une « scène de conte de fée », pas Anatole, voyons). On peut glisser.

Gil Shaham porte son regard béat sur le Concerto n°2 pour violon, histoire de nous ébahir avec les surprenantes figures de Prokofiev. Il joue de son instrument et avec le public : l'archet suspendu, il vous regarde par en-dessous comme s'il préparait un bon coup- de fait, la comparaison est inutile, le coup est toujours juste lorsqu'il entreprend d'agacer son Stradivarius. Et c'est comme s'il portait en notre compagnie un toast à la musique qu'il prend la peine d'annoncer son bis, qui devient rapidement un ter puis un quater ; pour une fois on sait ce qu'on entend— même si j'ai déjà oublié de quels morceaux de Bach il s'agissait au juste. Ce que je n'ai pas oublié, en revanche, c'est la beauté de ces morceaux, où l'on entendait simultanément la musique et le silence— un silence plus hypnotique encore qu'attentif, qui ne disparaissait pas recouvert par la musique. Pour un peu, on aurait aimé que le concert se transforme en récital...

...quoiqu'en musique de ballet, ce n'était pas mal non plus. Pour moi qui ai peu d'oreille, écouter un ballet en concert me donne l'occasion de voir autrement la musique ; par exemple, ce moment où, à la musique de foire tenue par les vents, Stravinski superpose les cordes : elles déforment ce qui n'a donc été qu'une citation et devient tout autre chose. Puis, pour le coup, l'orchestre est vraiment en scène : « En composant cette musique, raconte Stravinski, j'avais nettement la vision d'un pantin subitement déchaîné qui, par ses cascades d'arpèges diaboliques, exaspère la patience de l'orchestre, lequel, à son tour, lui réplique par des fanfares menaçantes. Il s'ensuit une terrible bagarre qui, arrivée à son paroxysme, se termine par l'affaissement douloureux et plaintif du pauvre pantin. » J'ai quant à moi suivi la marionnette qui dansait dans mon souvenir, jusqu'au moment où j'ai perdu de vue Petrouchka, égaré quelque part entre le Maure et la ballerine. Du coup, je me suis fait surprendre par la fin, non sans m'être auparavant ravigotée à cette musique aussi brillante que bigarrée.