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09 décembre 2009

Genus : le génome du génie 3/3

 

Les chromosomes sont graphiques ; avec Wayne McGregor, ils deviennent chorégraphiques. Sur les justaucorps-combi shorts bleu-noirs des danseurs s’étalent des traces blanches diffuses qui font d’abord penser à des radios du squelette et qui doivent renvoyer aux gènes, leurs allèles, tout ça. Ces chromosomes dansants m’avaient déjà intriguée dans le documentaire de F. Wiseman et ce que j’avais pressenti s’est confirmé : c’est grandement enthousiasmant. Sur un plateau sombre, presque nu, et sous une bande de film où sont projetées des paysages désertiques (et à laquelle, très vite, je ne prête plus attention – la force du premier rang qui absorbe dans l’essentiel), les danseurs entrent, solo, duo, trios qui se substituent les uns aux autres et se reconfigurent. L’originalité de Genus n’est pas à trouver dans les compositions d’ensemble mais à l’origine de la danse, dans une gestuelle unique, savamment déstructurée ; les ficelles qui commandent les mouvements rodés des danseurs marionnettes ont été lacérées par une griffe très personnelle – pas d’inquiétude, ça tient - et retient l’attention. Ce n’est pas un ersatz de Forsythe : même si le corps est poussé aux extrêmes, c’est moins ceux des extensions que des liaisons entre des positions très diverses pour ne pas dire divergentes. Le corps est pris dans une succession de mouvements contradictoires où alternent relâchement et immédiate reprise nerveuse. C’est incisif, et les à-coups sont si nombreux qu’ils finissent par définir un nouveau type de fluidité. C’est aussi curieux qu’enthousiasmant, n’en déplaise à ma vieille voisine renifleuse qui gloussait comme une dinde adolescente devant ce qu’elle devait trouver de drôles de gigotements. Pour cette blogueuse, cela évoque la manière d’une autruche. Aussi incongrue que puisse sembler cette comparaison, je suis assez d’accord – à condition de préciser que cela n’est jamais ridicule.

 

 

C’est d’autant plus réussi que c’est vif et précis, et le style ne convient pas à toutes les manières de danser. Certaines sont plus heureuses que d’autres. Par exemple, Mathilde Froustey, toute formidable qu’elle puisse être, ne l’est pas vraiment ici (elle danse assez peu, seulement en groupe, mais elle était juste en face de moi) : les arrêts que la chorégraphie exige d’une grande netteté ne sont pas vraiment mis en valeur par la fluidité d’un mouvement très étiré (trame indispensable aux chichis qu’elle brode dessus en experte).Simon Valastro est parfaitement à l’aise, ce qui ne m’étonne guère après l’avoir vu donner la réplique à Monsieur de Charlus dans Proust ou les intermittences du cœur. Il dansait en compagnie d’Audric Bezard dont les longues jambes finement musclées ne juraient pas avec la silhouette plus râblée de Benjamin Pech, troisième larron de la joyeuse bande. L’étoile est parfaitement en phase avec ses partenaires de la soirée, que je n’aurais jamais pensés rassemblés dans une même distribution. Son pas de deux avec Marie-Agnès Gillot est magnifique ; cette dernière ne paraît même pas gigantesque. Je me dis un instant que cela doit venir de l’utilisation ingénieuse du sol incliné l’espèce de cube sans fond dans lequel ils dansent, avant de remarquer que Marie-Agnès Gillot se trouve souvent en amont de son partenaire. Elle est formidable dans ce style auquel sa stature donne encore plus d’ampleur, allonge les vibrations de chaque mouvement. Lorsque, de profil, en quatrième sur pointes, elle ondule du buste et que ses bras ballants s’en trouvent remués, on dirait qu’elle n’a plus de colonne vertébrale. Et lorsque, retenue par le bras par Benjamin Pech, la pointe fichée dans le sol, elle développe, en décalé, la jambe à la seconde, celle-ci paraît ne devoir jamais finir – déploiement d’une grue harmonieux, pattes de mante religieuse, immenses quoiqu’elle puisse être- et le mouvement semble asymptotique. Jamais spectaculaire pour autant. Comme j’ai déjà essayé de le dire, les extensions impressionnantes et les portés acrobatiques importent beaucoup moins en eux-mêmes que par les écarts qu’ils permettent entre les positions successives.

Agnès Letestu et Audric Bezard formaient un autre couple, un peu moins convaincant. L’étoile n’a pas le même dynamisme que Dorothée Gilbert, par exemple, qui excelle dans ce style – l’évidence même. Il convient également à Mathias Heymann, qui parfait ainsi cette distribution étoilée. Je ne pourrai pas non plus ne pas vous ressortir mon petit couplet enthousiaste sur Myriam-Ould Braham. Lorsqu’on a annoncé le 21 qu’elle était remplacée, j’ai accueillie la nouvelle avec un grognement, mais force est de reconnaître que la reprise de son rôle par Charline Giezendanner a été concluante. Pas mal du tout aussi la fille du couple XY, au costume un peu différent des autres.

 

 

Après le pas de deux de Marie-Agnès Gillot et de Benjamin Pech, le plateau se vide et un écran de projection descend. Dommage : je ne peux pas m’empêcher de regretter un peu l’interruption de la danse par ce qui ma paraît d’abord être une conclusion un peu trop démonstrative du propos du chorégraphe, avec forces images documentaires sur l’évolution des espèces, des pages de livre, des schémas des carrefours d’évolution, arbres aux branches très ramifiées, la marche de l’homme, la marche du lion, des boyaux dans des bocaux, d’autres boyaux dans d’autres bocaux, puis des bocaux qui seraient fameux s’ils contenaient la fournée annuelle de confiture faite maison, mais non, encore des boyaux dedans. Puis, dans un élan très je-découvre-powerpoint, des vignettes apparaissent progressivement les unes à côté des autres, et l’insecte de chaque vignette change lorsque la suivante s’affiche, un papillon, un scarabé, un papillon jaune, un papillon bleu, un truc bizarre, un papillon bleu, puis de plus en plus vite, papillon bleu, papill…llon… papapapapillon… jusqu’à ce que ça grouille et que les images papillonnent ; les vignettes de replient, elles-mêmes devenues papillon. On est accablé d’images encore, les bocaux de boyaux défilent à toute vitesse, la rétine ne peut pas tout retenir, ça papillonne à en faire mal aux yeux – des signes et des pages feuilletées encore pour nous achever, mais ça y est, je crois qu’on a compris, qu’on a été étourdi par le fourmillement des espèces, par l’incroyable diversité de la vie, de ses réalisations sous des formes multiples.

C’est alors que, la démonstration s’étant dissoute dans la monstration, le mouvement revient en chair et en os sur scène. La pièce n’était pas finie, ne pouvait pas se conclure sur l’annonce d’une telle explosion de vitalité. Après ce qui s’annonçait maladroitement comme une baisse d’intensité menant decrescendo vers le baisser de rideau mais qui n’était qu’une pause apparente, moment de reprendre son souffle, œil du cyclone, ce dernier se déchaîne et la pièce connaît son acmé. Le corps de ballet explose dans les multiples corps des danseurs qui, envahisseurs du plateau, dansent de toutes parts, dans tous les sens, à une vitesse toujours plus étourdissante, dansent, et eux aussi grouillent, fourmillent, papillonnent. Le rideau se baisse alors sur leurs mouvements éparpillés – inutile de vouloir retrouver une unité après l’explosion qui ne peut retomber : la vitalité se propage et se ramifie sans déperdition d’énergie, se vivifie à chaque nouvelle différence qui l’enrichit.

Un moment de danse « jubilatoire » - on n’aurait pu mieux Danser.

 

 

 

Amusant aussi, après le spectacle du 11, d’avoir poursuivi la soirée en compagnie de Palpatine et de D, nouvelle connaissance balletomane et… biologiste. L’échange auquel j’ai assisté (on ne parle pas la bouche pleine, voyons) donnait quelque chose comme ça:

-Des chromosomes dansants !

-Tu as compté combien…

-… Oui !

-23 !

-Evidemment.

-J’ai cherché le XY…

-Les costumes un peu différents.

-Ah, c’était ça, le bas gris et les lignes. Je me disais bien…

(Voir la profusion, hein, je ne garantis pas que les tirets renvoient à l’alternance des répliques, ce sont plutôt des fragments qui laissent imaginer une connivence enthousiaste. On pourrait tout mettre sur le mode exclamatif, d’ailleurs, si les sourires n’adoucissaient pas le pétillement des yeux.)