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16 octobre 2016

Le cul entre deux océans

Aussi pressé et tiré par les cheveux soit-il, le mélo fonctionne toujours sur moi, pourvu qu'il dévaste de beaux visages dans des paysages à la dimension de la tragédie (fut-elle intime). Une vie entre deux océans (océan de culpabilité, océan d'amour) remplit le cahier de charges en échouant une embarcation sur une île quasi-déserte, à l'exception de Michael Fassbender et Alicia Vikander, gardiens du phare.

Un mauvais choix, suivi d'un autre mauvais choix allant à l'encontre du premier, et le visage lumineux d'Alicia Vikander (auquel j'associe la vitalité de Mathilde Froustey, à qui elle me fait toujours autant penser) se referme tandis que celui de Michael Fassbender joue la polysémie : le mutisme de l'homme qui rend son entourage serein en s'occupant de tout en vient à cacher-révéler la culpabilité qui le ronge depuis bien avant les faits, son passé de soldat comme péché originel. Cet homme a ce truc qu'ont peu d'acteurs : une profondeur épidermique, la capacité de tout suggérer par une chorégraphie d'infimes mouvements.

Pour l'épanouissement lacrymal et soupirant du spectateur, le duo est complété par Rachel Weisz, magnifique en mère éplorée. J'ai écrasé ma petite larme et j'ai même trouvé plus joli que cliché ce mantra de résilience : on ne pardonne qu'une fois, quand tenir rancune est un travail de ressassement, de tous les instants. Amen et bon vent.

La fin du monde, juste

J'avais beaucoup aimé Les Amours imaginaires, puis je me suis ennuyée à mourir devant Laurence Anyways, au point de ne pas donner une chance aux films suivants de Xavier Dolan. Juste la fin du monde m'a cependant fait de l'oeil, à cause de son acteur principal. Qu'il s'agisse d'une adaptation, d'une pièce de Jean-Luc Lagarce, promettait en outre de limiter les débordements du jeune réalisateur au niveau du scénario (de fait, un seul clip, comme un cheveu sur la soupe). Alors j'ai tenté, et grand bien m'en a pris parce que, même si le film est parfois un peu poussif, ça transpire l'humain.

Louis (Gaspard Ulliel, qui s'appelle décidément souvent Louis ces temps-ci) revient dans sa famille après douze ans d'absence pour annoncer sa mort prochaine. Je ne spoile rien, tout cela est dit dans les cinq premières minutes du film. On ne sait pas de quoi souffre le jeune homme, ni à quelle échéance il est condamné, mais cela importe peu : cette mort annoncée, connue seulement du public et du principal intéressé, sert surtout de clôture. Il n'y aura pas de prochaine fois ; tout doit se jouer ici et maintenant, dans un huis-clos intense qui n'est pas sans rappeler Carnage. Les personnages s'empoignent avec la même (absence de) politesse et la même violence, dans un même mélange d'attraction et de répulsion : on aime ce frère-fils-beau-frère admirable ; on l'aime tellement qu'on le déteste de ce que lui ne nous aime pas, pas assez, pas autant. La caméra, braquée sur les visages en gros plan, ne laisse aucune échappatoire, aucune possibilité de prendre du recul, aussi accablante que la chaleur subie par les personnages. C'est viscéral, et très intelligent.

Le terme de "non-dit" revient dans toutes les critiques que j'ai lu, pour caractériser les tensions entre les personnages. Pourtant, les choses sont dites : de biais, de travers, maladroitement, mais elles sont dites, lors de face-à-face successifs dans des pièces isolées. Comme un Cluedo.

Dans sa chambre, la petite sœur de Louis (Léa Seydoux, sensible et butée) lui dit son admiration, et sa déception aussi, qu'il ne s'occupe pas plus d'eux, même si elle ne veut pas lui reprocher quoi que ce soit.

Dans la cuisine désertée, la belle-sœur (Marion Cotillard, parfaite de balbutiements) lui dit qu'elle n'a rien contre lui, mais ne veut pas être mêlée à tout ça, prise à partie.

Dans le cabanon du jardin, sa mère (Nathalie Baye, caricature surmaquillée) lui dit qu'elle ne le comprend pas, mais qu'elle ne l'en aime pas moins, et l'enjoint à encourager les autres, cette fratrie dont il s'est défaussé. Ils ne veulent pas des réponses, ils veulent de l'amour.

Dans la voiture du frère qu'il a accompagné chercher des cigarettes, enfin, celui-ci (Vincent Cassel, presque faux tant il marque son hostilité, au mieux taciturne) met les points sur les i : il refuse d'être mis dans sa poche ; il ne se fera pas embobiner par les petites magouilles langagières du grand auteur.

Tout est dit. Il n'y a pas quelque chose à dire qui serait tu ; il n'y a rien à dire à cet étranger de la famille, qui ne cesse de sourire, par nostalgie, pour s'excuser. Après douze ans de cartes postales, le small talk sur les photos des enfants et les poules du voisin sonne faux ; on attend autre chose : des updates dignes de ce noms, des déclarations, des explications, des amandes honorables, mea culpa, tout ça. Mais de chaque côté, la vie a passé et il est difficile de la résumer ; il n'y a pas grand-chose à en dire, c'est comme ça : la famille qui macère dans sa médiocrité et l'auteur à succès qui, s'en étant arraché, n'a jamais eu envie de revenir. (On comprend vite pourquoi ; l'erreur n'était pas de partir, mais de revenir. Sans retour, cependant, pas de film… d'où cette mort annoncée.) Il n'y a plus rien à dire, il n'y a plus qu'à gueuler, à pleurer, à taper. À partir, une bonne fois pour toute, une dernière fois.