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06 juillet 2014

Notre Quasimodo de Paris

Karen Kain considérait Roland Petit comme un magicien de la mise en scène plutôt qu'un grand chorégraphe : « His stagecraft was magical, but he didn't have the gift of the truly great, an Ashton or a Balanchine : being able to build a choreographic structure so beautiful that no dancer could ruin it1. » Si je dois confesser beaucoup plus m'amuser à un ballet de Petit que de Balanchine, je dois aussi admettre que la muse a parfaitement cerné le maître. Roland Petit est un génie des tableaux (Les Intermittences du cœur en est l'exemple par excellence), qui sait orchestrer des ensembles d'une efficacité redoutable. Mais si certaines de ses variations sont des petits bijoux, que les danseurs de l'Opéra choisissent régulièrement comme variation libre au concours, toutes ses œuvres ne sont pas inspirées de bout en bout (sans même parler du Loup) : « it's common knowledge in Roland's company that the first parts of a ballet Roland creates are the best, as if he has a fixed quantity of inventiveness that is depleted as the choreography progresses ».

Manifestement, les passages des gardes et des prostituées (sortes d'Obélix à forte poitrine) doivent avoir été les derniers chorégraphiés de Notre-Dame de Paris : l'expressionnisme de Roland Petit, dont l'esthétique correspond bien, dans l'ensemble, au style martelé de Victor Hugo, y devient grossier. Intervenant juste avant l'entracte, après qu'on a passé d'un coup toutes les variations connues du ballet, ces passages me laissent dubitative – sur le coup, je ne suis même plus certaine de savoir si j'apprécie ou non ce ballet. Un peu entamé, l'enthousiasme qu'avait suscité le visionnage du ballet sur YouTube il y a quelques étés ne s'est pourtant pas évaporé, car le Notre-Dame de Roland Petit est à l'image de Quasimodo : un peu difforme mais attendrissant.

Même si les costumes de la cour des miracles ont mal vieilli, les effets d'ensemble sont saisissants (les acrobaties me font encore davantage penser à ces bonhommes en plastique qu'on lançait sur les vitres et qui dégringolaient jusqu'en bas de leurs petits poings gluants). J'aime particulièrement les mains brandies tous doigts écartés, dont l'alternance paume-dos semble produire le bruit des grelots de tambour (Esmeralda n'est a pas dans cette version mais impossible de les manquer, ils irriguent la musique de Maurice Jarre). Ce mouvement de main se retrouve dans tout le ballet : chapeau de bouffon chorégraphique chez les bohémiens, il devient le signe de la folie chez Frollo (qui le prend comme une gangrène, en commençant par la main, animée d'une volonté propre, et s'étend à tout le corps), pour redevenir un effet théâtral lors de la mise à mort d'Esmeralda, dangereux pile ou face du destin.

Le balancement qui caractérise Quasimodo est également très réussi, liant le déséquilibre du bossu au battement des cloches (j'aimerais bien faire de la cloche, d'ailleurs, ça a l'air drôle comme balançoire). Ce balancement se retrouve jusque dans la manière dont Quasimodo apaise Esmeralda lorsqu'elle trouve refuse dans l'église, la berçant jusqu'à la déposer au sol, endormie.

Côté interprètes, on essayera d'oublier le Phoebus de Florian Magnenet, même si ses cheveux mal décolorés ne rendent pas la tâche aisée, pour se souvenir avec plaisir de Nicolas Le Riche, plus attendrissant que jamais en Quasimodo, et d'Eleonora Abbagnato, brune pour l'occasion. Ses jambes, qui se referment à chaque pas avec la sécheresse d'un sécateur lorsqu'elle avance en crabe, en font une délicieuse croqueuse d'homme. Josua Hoffalt, enfin, a le physique et la technique de Frollo mais sa main trop molle ne m'a pas donné de frissons dans le dos comme j'avais pu en avoir avec Cyril Mitilian. Mention spéciale également à Allister Madin qui danse avec une joie si évidente qu'elle en devient communicative. Voilà le genre de miracle qu'on aimerait voir plus souvent à la cour de l'Opéra.

Mit Palpatine

 

1 Karen Kain, Movement Never Lies : An Autobiography, 1994, p. 185.

Kaguyahime sans Kylián

Kaguya, Kaguya... mais c'est Kaguyahime ! Devant la bande-annonce de l'animé d'Isao Takahata, la suffixation japonaise reprend son sens : hime, c'est la princesse, et Kaguyahime, celle qu'un vieux coupeur de bambou découvre, miniature, au cœur d'une pousse de bambou. Devenue un nouveau-né, la princesse grandit à vue d'œil et se voit ainsi nommée Takenoko (pousse de bambou) par les autres enfants. Elle ne prendra le nom de Kaguya que bien plus tard, qui sera en quelque sorte son nom de baptême. Car princesse, Takenoko l'est surtout dans le cœur de ses parents adoptifs et cela serait resté un nom affectueux si le père, persuadé de la destinée de la princesse, n'avait tout fait pour lui en donner le statut : le destin est une prophétie auto-réalisatrice qui n'advient que si l'on y croit. Le père adoptif utilise l'argent trouvé dans la bambouseraie pour satisfaire ce qu'il pense une volonté divine : emmener Takenoko en ville, et lui donner l'éducation de la parfaite princesse. Manières, kimono, koto, maquillage traditionnel, Takenoko n'échappe à rien, si ce n'est à l'ennui d'une vie qu'elle ne souhaite pas – une vie à laquelle elle ne se résigne qu'après un mouvement de révolte qui, se retirant, laisse place à une mélancolie sans remède. Si la jeune fille mène la vie dure à des prétendants qui ne l'ont jamais vue mais convoitent sa beauté (si renommée que l'Empereur lui-même fait le déplacement, pour se faire à son tour éconduire), ce n'est pas seulement parce qu'elle refuse de devenir une femme, la femme d'un homme ; elle pressent ce dont elle a tardivement la révélation : elle vient de la Lune et devra bientôt y retourner. Le moment venu, le peuple de la Lune a beau arriver tout chant dehors sur son petit nuage, le rapatriement de la princesse (enlèvement d'un point de vue terrestre) ressemble à s'y méprendre à une mort symbolique (une méprise, selon Palpatine). Le paradis qu'on lui propose sous la forme d'un manteau de plume, qui efface tous les souvenirs sitôt porté, ne fait que transformer sa mélancolie en nostalgie – nostalgie de la vie qu'elle a passée à la campagne et nostalgie de celle qu'elle n'a pas vécue, avec son ami d'enfance.

Le Conte de la princesse Kaguya ressemble moins à un dessin qu'à une aquarelle animée. Les couleurs délicates et le trait d'esquisse animent (d'une âme) les êtres et les choses ; jamais fermés, les contours se reforment sans cesse, épousant la métamorphose incessante des fragiles créatures auxquelles ils donnent vie. L'animé invite ainsi à la contemplation de la nature, aussi bien humaine que végétale ; il est à l'image de son héroïne : une beauté lunaire.