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25 décembre 2011

Shame

Les critiques que j'en avais lu m'ont fait hésiter à aller voir Shame qu'elles qualifiaient de moralisateur. Franchement, je n'arrive pas à comprendre comment cela se peut. Trouver mauvais un film moralisateur est parfaitement cohérent, entendu qu'on peut dire tout aussi bien que pour le livre : « There is no such thing as a moral or an immoral book. A book is well-written or badly written. That is all. » Mais le seul élément qu'on pourrait à la rigueur juger moralisateur dans Shame est son titre... Steve MsQueen réussit au cinéma ce qui, dans la littérature, constitue la morale du roman (i.e. sa légitimité), à savoir : suspendre le jugement. Il ne s'agit pas de juger le personnage de Brandon mais de comprendre son addiction au sexe ; et l'absence de résolution n'est pas la cause mais la conséquence du jugement critique (qui suspend le jugement au sens de condamnation).
 

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[Affiche très réussie, à mi-chemin entre la masturbation et l'écoeurement.]
 

Brandon, New-Yorkais trentenaire, ne ressemble en rien à un pervers (d'ailleurs, à quoi ressemble un pervers, sinon à l'idée qu'on s'en fait et qui nous fait replonger dans l'hystérie classificatrice du XIXe siècle qui a vu l'invention du portrait robot ?). Impossible de le mépriser, contrairement à son patron marié et coureur de jupon qui correspond à l'archétype du « gros lourd » tel qu'on peut le rencontrer en boîte. Brandon, lui, n'importune personne. Ça paye : avec la femme entreprenante qu'il a débarrassée de son patron et avec les putes auxquelles il fait régulièrement appel. Pourtant, allongé sur le lit tandis qu'une prostituée se déshabille devant lui, il n'a pas particulièrement l'air d'un affamé sexuel qui veut se la faire : il suffit de voir son sourire timide et heureux lorsque, sur sa demande, elle ralentit son effeuillage. Sous son regard, les femmes deviennent belles et désirables : l'inconnue du métro en devient une reine d'érotisme, dont on se met à remarquer les lèvres qui s'écartent pour lancer des clins d'œil de sourire, les cuisses qui se resserrent sur ses mains et le short qui se retrousse, tandis que les plans passent du visage ému de Brandon au corps frémissant de la belle éveillée.

 

Où est le mal, alors ? On met du temps à admettre que Brandon souffre d'une addiction au sexe. L'accumulation, bien sûr, est l'indice le plus évident : coups d'un soir, prostituées, pornographie chez soi lors d'un dîner avalé devant l'ordinateur gémissant mais aussi au bureau, qui l'oblige à des séances de masturbation frénétiques au bureau, cela fait beaucoup pour un seul homme. Et un homme seul. Car c'est ce que le film fait très bien apparaître, notamment par des plans fixes sur une pièce de l'appartement alors que l'action ou le dialogue se déroule hors-champ : le vide autour de lui. C'est beaucoup plus impudique qu'un corps nu dans la mesure où il n'y a ni hypocrisie ni voyeurisme de la part du réalisateur. Au lieu de toujours trouver une feuille de vigne d'appoint, drap bien froissé ou cruche bien placée, il laisse voir. Un homme nu ne peut plus être dénudé. Voilà, on a vu et on peut passer à autre chose. Lui, en revanche, non et on s'amuse bien à nous le faire comprendre : comme un chien de Pavlov, le spectateur se met à associer automatiquement la porte des toilettes à la masturbation alors qu'on y va quand même pour autre chose à la base, et c'est encore à ça que l'on pense lorsque Brandon secoue vigoureusement... son sachet de sucre. Tous les détails convergent et nous ramènent toujours à ça, au sexe, dont on constate qu'il est devenu une obsession sans bien savoir quand a été franchie la limite de la normalité.

 

Brandon ne parvient pas à s'en sortir, car pour sortir de cette obsession il lui faudrait entrer dans le réel des relations humaines et non seulement dans des corps. Il s'enfonce dans la recherche de l'extase, qui lui procure pour quelques secondes l'illusion d'être devenu extérieur à lui-même et à ses problèmes. Il voudrait toujours être autre : un musicien dans les années 1960, précise-t-il à un rencard qui ne souhaite qu'être elle-même, ici et maintenant. Ce sont les années du rock, cette musique qui n'est pas sentimentale, nous dit Kundera, mais extatique, la prolongation d'un même moment, indéfiniment répété, comme un cri sans mélodie. Le réalisateur fait un usage particulièrement pertinent de la musique pour rendre la fuite en avant de Brandon. Lorsque sa sœur ramène son boss chez lui pour une partie de jambe en l'air, il sort courir, des oreillettes en guise de boule Quies. Le long travelling où les rues défilent en même temps que le morceau est tout à la fois accompagné et contredit par la musique de Bach. C'est ce qu'écoute Brandon mais aussi ce qui ménage une distance entre le vécu du personnage et la réception du spectateur (superbement dosée : on est assez proche pour ne pas le juger mais l'identification ne va jamais jusqu'à empêcher le nécessaire détachement – une tragédie réussie, en somme). Le procédé devient flagrant dans une scène de sexe débridée où ne transperce plus aucun son de la scène : la musique de Bach, en nous empêchant de prendre part à la jouissance de Brandon, permet de saisir le moment de l'orgasme comme celui de l'extase. « L'extase signifie être hors de soi, comme le dit l'étymologie du mot grec : action de sortir de sa position (stasis). Être hors de soi ne signifie pas qu'on est hors du moment présent à la manière d'un rêveur qui s'évade vers le passé ou vers l'avenir. Exactement le contraire : l'extase est identification absolue à l'instant présent, oubli total du passé et de l'avenir.1 » Oubli total de son rendez-vous gâché et de sa sœur Sissy au bord du gouffre.

 

En effet, si Brandon ne fait pour ainsi dire de mal à personne sauf à lui-même, il ne fait pas de bien non plus. Sa sœur l'appelle à l'aide en vain ; il surnage de justesse et repousse tout poids supplémentaire, sans songer qu'ils pourraient mutuellement s'aider. On les voit donc s'enfoncer en parallèle, jusqu'à ce que Sissy s'entaille les veines, confirmant ainsi que l'addiction au sexe de Brandon, moins radicale mais pas moins réelle, n'est pas la cause mais la conséquence de ses problèmes. Le film se termine sur un sursaut du frère et de la sœur, qu'on interprétera selon sa propre nature plus ou moins optimiste.

 

Reste la question du titre. Shame ne jette pas l'opprobre sur son personnage principal et possède pourtant un indéniable accent moralisateur. Impossible qu'il s'agisse d'une qualification objective : Shame reprend en fait l'intériorisation du regard des autres. Ashamed. L'absence de tout déterminant m'avait fait penser à l'acception de It's a shame, What a shame ! : C'est une honte, Quel dommage ! Le film m'a en effet mis dans l'état de nerf que provoque quasiment toujours chez moi l'inexorable déclin vers le gâchis. Ce n'était pas comparable à La Bataille dans le ciel qui atteint des sommets en termes d'abysses (les coussins ont souffert de mes nerfs en pelote), mais cela m'a fait trouver lents des passages dont le rythme se justifiait pourtant sans aucun problème (ralentir pour ne pas laisser le spectateur se perdre dans l'extase de la vitesse). La médiocrité fait partie de mes phobies et assister à victoire m'est parfois difficilement soutenable. Heureusement, la réalisation est irréprochable, tout comme le jeu de Michael Fassbender. Sa physionomie expressive permet de rendre le mutisme dans lequel s'enferme son personnage sans que le spectateur se retrouve face à un mur de pierre ennuyeux comme la pluie. L'émotion, retenue, passe à travers une ridule ou la contraction de la mâchoire, infimes mouvements qui en restituent toutes les nuances. Magnifique.
 

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 Vous l'aurez compris, it would be a shame not to see it.
 

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 [I want to be a part of it, New York...
I want to wake up in a city, that never sleeps...

je l'ai eu dans la tête pendant des jours.]
 

1 Milan Kundera, Les Testaments trahis, p. 104.

Lire aussi chez Palpatine.

No... elle a oublié le saumon !

Ce fut donc un réveillon de Noël avec :

du foie gras sans pain d'épices,

des bagels et du Philadelphia sans saumon,

des huîtres sans fourchette à huître (mais avec blessures, qu'on se rassure, la tradition est sauve),

du chapon sans marrons,

un dessert sans embûche.

Jamais eu l'estomac aussi léger après un repas de Noël. Heureusement, on n'a pas oublié les cadeaux : orgie de Bolduc !

24 décembre 2011

Qu'est-ce qu'un danseur contemporain ?

Cédric Andrieux, élève au CNSM puis danseur chez Merce Cunningham avant de rejoindre l'opéra de Lyon, a mis une nouvelle fois son corps mais aussi, nouveauté, sa voix à la disposition d'un chorégraphe. Après avoir fait raconter à Véronique Doisneau la vie du 36e cygne, Jérôme Bel réitère l'expérience avec un danseur contemporain. 

Les premiers instants sont déroutants, l'interprète semble besoin d'en avoir un pour traduire le mouvement en parole. Pourtant, la difficulté inhérente à l'exercice du retour sur soi n'est pas seule en cause, même si le danseur a été surpris de découvrir que sa vie amoureuse n'a pas été sans incidence sur sa carrière, qui ne s'est donc pas uniquement déterminée sur des choix artistiques. Le parti pris d'une diction lente et précise apparaît rapidement comme un moyen de mettre à distance aussi bien le spectacle tel qu'on le connaît (achevé, en musique et en fanfare, derrière un rideau qui se lève) que la conversation à bâtons rompus dans laquelle se glissent les confidences. Il s'agit de faire éprouver aux spectateurs ce que ressent un danseur plutôt que ce que le spectacle suscite en eux. En somme, la perspective est renversée. On en prend conscience à la fin du spectacle quand, pour la première fois depuis plus d'une heure on entend de la musique et que Cédric Andrieux reprend un extrait d'une autre pièce de Jérôme Bel où les danseurs, en jean-baskets se plantent sur le devant de la scène et observent le public au-dessus duquel les lumières se rallument comme des projecteurs. Cela fait un drôle d'effet, de ne plus se sentir appartenir à une masse anonymisée. Durant les quatre minutes que dure le morceau, il nous regarde un à un et sous son regard les réactions s'exacerbent : celui qui s'ennuie croise les bras en défiance, une autre articule plus clairement les paroles de la chanson pour montrer son enthousiasme, et je me surprends à sourire tandis qu'une femme ne peut plus retenir un fou rire. Il se répercute sur Cédric Andrieux, dont le visage est par intermittence éclairé d'un sourire comme un néon qui ne se déciderait pas totalement à s'allumer.

Durant la majeure partie du spectacle, il ne sourit pas et arbore une expression aussi neutre que possible – qu'on qualifierait sanas doute de dépressive si elle ne servait pas à discréditer la solution miracle de la vocation1, laquelle elle rarement comprise comme endurance (le spectateur peut éventuellement l'entendre comme souffrance mais il lui est alors impossible de la faire coexister avec le plaisir). Par une lenteur délibérée, le chorégraphe cherche à nous donner une idée de la durée dans laquelle s'inscrit la répétition (le cours où s'élabore le spectacle aussi bien que la reprise, jour après jour, d'un même échauffement).

Cédric Andrieux émaille son discours de démonstrations et l'une des plus intéressante est à mon avis l'échauffement cunninghamien, qui ressemble à une gymnastique de Playmobil. « C'est l'exercice que j'aime le moins, il fait mal dans la hanche », « Je regarde par la fenêtre », « J'observe les autres danseurs dans la pièce », et au bout de quelques exercices « Là, c'est le moment où je commence à m'emmerder ». Je m'étais toujours demandé comment ils faisaient...

La danse contemporaine, j'aime la regarder – pas toute la danse contemporaine, évidemment, où il y a à boire et à manger et parfois pas de danse du tout, mais Trisha Brown, par exemple, figure parmi mes plus belles émotions chorégraphique. Pourtant, cette danse contemporaine que j'apprécie en tant que spectatrice m'insupporte en tant que danseuse. J'ai essayé plusieurs fois, j'ai retenté cette année mais il n'y a rien à faire, il y a toujours un moment où je me demande ce que je fais la tête en bas et où, comme Cédric Andrieux, je pense à ce qu'il y a dans mon frigo ou dans mon agenda ou dans le placard à l'autre bout de la pièce, un moment où j'ai l'impression de faire la poussière avec les exercices au sol. Par comparaison, je ne m'ennuie jamais à la barre – j'en bave parfois mais je ne m'ennuie pas, alors que ce sont sensiblement les mêmes exercices qui sont repris d'une fois sur l'autre. Il y a dans la barre classique une dimension artistique que je ne retrouve pas en contemporain et je crois avoir compris grâce à une anecdote de la pièce ce que cela pourrait être.

La mère de Cédric Andrieux pratiquait la danse contemporaine en amatrice, synonyme pour elle d'élan collectif, de liberté avec et au sein du groupe. Le CNSM, avec ses concours et ses examens, s'est chargé de briser pour les fils les idéaux de sa mère. Le contemporain dont les débuts ont été vécus comme une libération (qu'on pense aux tenues de ces dames, sans plus de corset, ou à Ruth Saint-Denis qui veillait à ce qu'on puisse dire de « ses filles » qu'elles étaient de mauvaise vie, la liberté de corps préludant à celle des mœurs) s'est institutionnalisée et de là à dire qu'elle s'est en partie sclérosée... Il y a une grammaire Cunningham comme il y a une grammaire classique mais là où celle-ci a acquis ses lettres de noblesse, celle-là s'est attachée à la syntaxe du mouvement et privilégie manifestement la coordination à la subordination. Les expériences de Merce Cunnigham, qui a poussé le corps à ses limites en étudiant les combinaisons les plus improbables qui pouvaient se faire à partir de positions bien déterminées (18 pour les bras), sont fascinantes mais en tant que spectatrice, je ne trouve pas mon compte dans ces déclinaisons à l'infini où l'absence de liant fait que la sauce ne prend pas et que la pièce reste sans grande saveur. Il s'agit évidemment d'un style particulier, qui ne saurait représenter LA danse contemporaine, et d'autres chorégraphes ont bien entendu dépassé ces limitations dans leurs créations mais hors de la scène, dans l'apprentissage, il en reste quelque chose qui me rebute. On a déconstruit le classique, très bien, je suis pour, certains chorégraphe ont reconstruit des choses formidables à partir de ce matériau, mais dans un cours basique, où le professeur n'est pas un chorégraphe, ce sont des morceaux épars que l'on apprend, du déconstruit en attente d'être reconstruit. En danse comme en littérature, la recherche n'a de sens que si l'on a une idée de ce qu'on veut trouver, ne serait-ce que pour se laisser surprendre par autre chose que ce que l'on pensait. Et c'est là que le contemporain a une qualité qui n'est pas inhérente au ballet classique qui a certes l'avantage d'avoir une forme toute trouvée mais l'inconvénient de présenter du déjà trouvé, déjà vu. C'est pour cela que je suis davantage surprise et émue devant une belle création contemporaine que devant un ballet classique mais que je préférerai quand même celui-ci, bon ou moins bon, à du contemporain qui n'est pas excellent.

Je me suis éloignée de la pièce de Jérôme Bel mais je pense que c'est ce qui fait tout son intérêt car ce n'est pas à proprement parler de la danse mais une chorégraphie, une écriture du mouvement, tracée par le danseur dont le mouvement principal est de se retourner sur sa pratique. Jérôme Bel se risque à questionner l'évidence et le fait avec beaucoup d'humour, comme le montre l'épisode de l'académique. C'est un costume dont il est unanimement admis qu'il n'est pas seyant (à moins de s'appeler Sylvie Guillem, et encore) et que l'on s'entête néanmoins à porter parce qu'il serait le plus à même de mettre en valeur le mouvement. Au détriment du danseur, qui en est tout de même l'agent. L'académique est un peu comme ces procédés stylistiques dont a raffolé le Nouveau Roman : très utile pour déplacer l'accent du personnage et de sa psychologie à la pratique artistique en elle-même, mais un peu trop collant pour ne pas finir pas être gênant. Cédric Andrieux exhibe ainsi devant nous l'un des spécimens les plus affreux qui soit : un académique corail imprimé batik. Le seul moyen de faire pire aurait été de le prendre en lycra brillant. Il va néanmoins le passer pour faire la démonstration d'une séance de travail avec Merce, où le danseur reste dans des positions impossibles en attendant que le maître égraine les positions suivantes. Tu m'étonnes après ça qu'ils aient des équilibres de dingue...

Cédric Andrieux énonce ce que dit Merce Cunningham, à la vitesse où il le dit, et se place dans l'espace comme il l'était dans le studio parmi les autres danseurs, même si cela le confine au fin fond cour de la scène : le vide autour de lui fait apparaître quelle est la place du danseur, d'un danseur au sein d'un groupe, comme le faisait la longue pose de Véronique Doisneau pour illustrer l'immobilité du corps de ballet lors d'un adage du Lac desli cygnes. Toute la pièce est pensée (et très bien pensée) pour faire éprouver au spectateur assis ce qu'est être danseur, jusqu'aux gorgées d'eau bues sur scène où je retrouve ce moment où l'on doit choisir entre reprendre son souffle ou se réhydrater... Tout est montré mais il n'y a pas de mise à nu. Ce serait impudique si l'on décidait de montrer les coulisses sur scène, ce qui n'est possible qu'à condition de placer le spectacle au centre. Or, c'est le travail en studio qui ici mis en scène, le métier d'un homme qui n'est représenté par un danseur que dans un second temps. Le danseur ne se met pas à nu, surtout pas quand il ôte son académique pour enfiler un jean : il accepte de se rhabiller. A compris que la recherche du mouvement comptait davantage que la perfection de la performance, dont Cunningham se désintéressait. Voilà un danseur contemporain.

 

Vu à la Cité internationale en compagnie de Palpatine.

1 Une anecdote achève de balayer le doute : son premier professeur, lorsqu'elle le voit arriver, qui dit
« OK... (un temps) Ce sera bon pour son développement personnel. »

11:53 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : danse

22 décembre 2011

Scandaleusement bon

Ne pas ouvrir le programme avant le concert a parfois du bon. On mesure à quel point on calque notre écoute sur ce qu'on a lu ou, au contraire, à quel point un titre est emblématique d'un morceau et qualifie au plus juste les images que la musique a suggéré à l'auditeur en l'absence de tout indice.

Le premier morceau de Barber est praliné, exactement comme la bûchette de Noël dégustée chez Dalloyau juste avant le concert. C'est mousseux mais jamais écoeurant car le tout n'a pas le temps de devenir crémeux que des pizzicati de noisette craquent sous la dent. C'est croustillant, ainsi que doivent l'être les cancans de The School for Scandal.

Gil Shaham s'en lèche les babines dans le Concerto pour violon qui suit. Je reste mi-amusée mi-agacée par ses mouvements de lèvres. J'en parle à l'entracte, mimique à l'appui : "C'est vrai que tu es fascinée par la cinétique des musiciens..." Avouez que c'est tout de même la classe : maintenant, grâce à Laurent, au lieu de passer pour la balletomane de service qui écoute comme un pied, je peux dire que je m'intéresse à la cinétique chez les musiciens. C'est beau comme un sujet de mémoire.

Je suis un peu déboussolée par Poulenc, que je n'imaginais pas du tout comme ça... et pour cause, il s'agit d'un triptyque de Debussy. Plus de pâtisserie croustillante mais de douces bonbonnières en train de se faire. La musique enfle et devient transparente comme aux mains d'un souffleur de verre. Elle s'imagine cristalline, qui s'orne de petits motifs blancs, rinceaux miniatures comme j'en ai vu la veille au Conservatoire des arts et métier. Puis la forme fluide se déforme et la bonbonnière devient légère comme une flûte de champagne. Le pétillant s'assombrit, s'assourdit. Nocturnes. A présent, ce sont des silhouettes bleutées qui se balancent comme un choeur d'algues. Elles dérivent vers la surface, fantomatiques, avec des trajectoires de fusées de feu d'artifice dans les dessins animés mais la nonchalance de bulles de champagne. Nuages, Fêtes et Sirènes, dit le programme ; guimauves cotonneuses, fêtes étincelantes, revenantes des profondeurs.

Avec l'étymologie imaginaire que je lui prête, Poulenc se cabre devant la solennité religieuse. Gloria est retroussé comme le nez de Patricia Petibon. L'exaltation culmine court en exultation, sur un hoquet de la foi. Dooo-miii-neee Deee 'us ! Si la joie divine était toujours ainsi, à l'image de son interprète rousse sagement délurée en robe asymétrique noire, la tête ceinte d'un ruban d'étoiles noires et pailletées, je me convertirais de ce faux pas pour aller caracoler au paradis.

 

Aussi : Laurent, Palpatine et Klari.