29 mars 2009
Le parc, d'Angelin Preljocaj
La semaine dernière, j’ai été prise d’un besoin subi d’aller voir la dernière du Parc à l’Opéra. De bonnes critiques et une envie de danse : je me suis retrouvée à attendre des places de dernière minute, comme une reine, assise sur une banquette en velours (et quelque ornement en pierre dans le dos – la majesté a quelque inconfort) à faire mon plan de commentaire de texte* tout en conversant avec ma voisine de hasard balletomane. Et cadeau royal : deux places de parterre restantes. C’est donc assises bien sagement comme deux gamines échevelées mais néanmoins tout à fait attentives à ce qui allait se passer que ma mère et moi nous sommes pâmées devant le Parc.
Acte premier : cour et jardin
Une petite frayeur au tout début, avec quatre « jardiniers » sur fonds sonore de bruitages, tout en mouvements saccadés. Vite relayée par un amusement certain. Ces jardiniers du parc des sentiments n’ont rien de vieillards appuyés à leur pelle en guise de canne, qui baratineraient le premier bouton de rose venu en lui offrant sa vieillesse en tout un poème. De leur tenue assez peu visible par manque de lumière (nous sommes avant l’aube- les délices illusoires du jardin doivent être près avant que les promeneurs n’arrivent) ressortent surtout l’éclat de leurs lunettes qui les font ressembler à des insectes géants, des mantes religieuses à n’en pas douter. Ayant pour religion celle de Vénus. Je les préfère décidemment à des cupidons boursouflés. Il doit exister un mythe du Jardinier caché, cet bouture d’archétype arcbouté terre à terre qui met l’histoire en abyme et en terre. Nul doute qu’il a la main verte, car c’est un florilège. « Joie et Amour, oui. Je viens vous dire que c’est préférable à Aigreur et Haine. Comme devise à graver sur un porche, sur un foulard, c’est tellement mieux, ou en bégonias nains dans un massif ». Sauf que nos quatre jardiniers, eux, sont dans le jeu. Plutôt de l’amour que du hasard. Avec leurs mouvements mécaniques de destins implacables (même si leurs manipulations ressemblent plus à des expérimentations passionnées et amusées), ils lancent l’expérience et reviennent à chaque acte voir où cela en est et faire quelques réglages. Toujours dans leur gestuelle si particulière, qui mélange bas-reliefs antiques et cisailles. Qui pour fleurs fait éclore les mains des jardiniers, accroupi en massif, bras en l’air. Cette éclosion doigt à doigt laisse assez deviner par quoi seront charmées les jeunes filles, rose aux joues.
La transition entre les jardiniers et l’arrivée des badins promeneurs donne une deuxième image frappante : l’ombre chinoise d’un danseur en costume de danse baroque qui se détache de l’horizon en pente sur lequel il arrive après avoir dépassé un buisson pyramidal de jardin à la française. Puis le jour se lève, et la lumière sur les costumes somptueux, des redingotes unisexe pour permettre plus de piquant dans les marivaudages qui vont suivre. Car ce n’est que jeux libertins, feintes (ce sont des prétendants, right ?), ruses enjouées, démonstrations de force et de séduction entre les femmes côté jardin et les hommes côté basse-cour. Cour de récréation, du roi ou amoureuse : c’est au cour d’une partie de chaises très musicale(s) que se rencontrent les deux protagonistes. Autant vous dire que s’ils ne tombent pas tout de suite d’amour (elle est assise, aussi), nous, en revanche, on l’est tout de suite de l’interprétation d’Aurélie Dupont et de Manuel Legris. Il était déjà intense dans l’Arlésienne. Elle est la seule danseuse qui me fasse vraiment oublier la danse – interprété par elle, la Dame aux camélias semblait une pièce de théâtre. Et du coup, elle est tout à fait parfaite pour faire oublier à Legris qu’il se veut libertin. On ne peut que la voir – exactement comme l’aurait voulu l’Invisible man d’Ellison (hou que les explications de texte résonnent dans ma tête- j’espère que ce n’est pas trop creux). Et tournez manège, le maître de cérémonie debout sur la chaise centrale (les chaises donnent lieu à quelques trips sympathiques, comme lorsque chacun affirme à tour de rôle sa présence en frappant les quatre pieds au sol, puis que vient le dernier groupe qui arrête son élan de force furieuse à tout casser pour déposer la chaise en douceur sans bruit. Le genre d’humour qui pris dans le ballet fait naître un rire franc.)
Acte deuxième : promenons-nous dans les bois pourvu qu’le loup soit là
Re-voilà nos jardiniers trafiquants d’amour préférés qui labourent le terrain qu’on sent fertile. Par terre, des traces de lumière qu’on dirait de brouettes slaloment entre les arbres, immenses cages sur troncs (1,2,3 promenons nous dans les bois) On ne sait pas très bien ce qu’ils fabriquent, peut-être bien un filtre d’amour (4,5,6 cueillir des cerises) à en juger par les évanouissements à la chaîne de ces dames, en robes à paniers (7,8,9 dans mon panier neuf), sur fonds de rires de rivière, éclaboussés de minauderies mutines (10, 11, 12, elles seront toutes rouges, de confusion).
Le changement de tenue qui survient vaut changement d’ère : les libertins ont délaissé le XVIIIème pour l’Antiquité mythologique et ses nymphes légères. Les tenues le sont tout autant, jupes fluides et transparentes, corset ou brassière, bref, un déshabillé séducteur pour de « tendres appas » (titre du mouvement). Les hommes sont encore habillés, mais il s’en faut d’une boucle de cheveux pour que ne se soulève l’étiquette. Déjà passablement décollée par leur arrivée en bêtes languissantes, à quatre pattes éléphantesques (une démarche de tapirs, je dirais, même si je n’ai jamais vu de tapir). Les désirs de ces messieurs sont clairs comme les jupes des demoiselles. Plus lourds aussi, sans conteste : les passages au sol sont vraiment réussis, aussi chouettes qu’indescriptibles à vrai dire.
Ca finit que chaque nymphe a son arbre et son libertin. Les jeux de cache-cache étaient très amusants, et le coup des mains seules visibles qui montent le long du tronc comme si elles y grimpaient aussi. Plus d’opposition homme-femme comme dans le premier acte, donc, mais plutôt solistes-corps de ballet.
Le couple se forme avec la lenteur que demande l’abandon du libertinage pour l’amour. « Conquête » et « résistance » se succèdent avec violence (lorsque, à plusieurs reprises, sur toute une traversée de scène, il la saisit dans un brusque à-coup qui l’immobilise) et force (lorsque, en retour, elle ne s’abandonne pas – ce serait soumission- ni ne le repousse de la manière dont on pourrait s’y attendre : face à lui, elle laisse tomber sa tête dans sa poitrine à lui et dans un mouvement de déséquilibre le pousse comme un bélier, avec autant de lenteur que de résolution – c’est douloureux comme les coups de béliers qui forcent les dernières résistances du libertin).
Acte troisième : petite mort à huis-clos
Acte qui passe comme un « rêve », le premier moment est on ne peut mieux nommé. Aurélie Dupont est devenue une somnambule, qui se laisse porter, soulever, emporter, manipuler, retourner par les quatre jardiniers. Eux se confondent avec la nuit revenue, tandis qu’elle, lumineuse dans son ample chemise de nuit blanche, évolue dans un éther amniotique. Le temps est suspendu par la régularité d’un bruit d’horloge éternelle ; elle, est suspendue dans les airs ; nous, à cette vision. Jamais l’étoile ne touche terre, sauf lorsqu’elle glisse et se répercute des bras d’un jardinier à un autre, et lorsqu’elle descend l’escalier formé des genoux et des mains des jardiniers.
La nuit installée, ce sont « lamentation », « ardeur », et « pamoison » : élans masculins et préciosité des femmes. Ces dernières, qu’on imagine dans leur boudoir aux mouvements de lecture ou de toilette (une gestuelle intime en tous cas) qu’elles esquissent, ont des costumes à claire-voie : des pans de tulle noire qui tombent comme un voile de mariée tout autour de l’armature d’une sorte de tutu plateau. Hum, m’est avis que ma description ne doit pas être très parlante – enfin visuelle. J’ai particulièrement aimé la diagonale au cours de laquelle se répète et se démultiplie le même mouvement, celui d’une femme allongée que son partenaire tire en arrière par les bras, avant qu’elle se roule en pamoison pour recommencer la scène. L’ombre de celles de la bayadère, en somme. Il faut croire que ce type de diagonale inspire et plaît : les critiques avaient tous relevé le clin d’œil de Malandain dans le Sang des Etoiles, où les ombres étaient devenus des ours (la grande ours, constellation, étoile ; y êtes-vous ?).
Je passe un peu rapidement pour arriver au point d’orgue du ballet (je vous laisse le soin de trouver une autre métaphore) : le pas de deux d’ « abandon ». Quoique en fait, mon blabla risque de tourner court tant c’était awesome, breathtaking et tous autres adjectifs qui, dit en français, ne manqueront pas de faire bande-annonce de résumé de magazine en trois lignes. Pour ce duo encore plus que le reste du ballet à la sortie du spectacle, on ne peut guère que se le repasser devant les yeux. Le moment où il la fait tournoyer, accrochée à son cou ! Et celui où il soulève sa cambrure. Et quand l’un après l’autre ils passent leurs têtes sous le bras de l’autre, comme un chat qui cherche les caresses (le bélier est bien loin). Et… et tout le pas de deux, et le moindre de ses pas, de ses regards, de ses courbes. Plus deux entités qui s’attirent, comme au premier acte, plus de couple qui s’apprend, comme au deuxième acte, mais une fusion qui rétablit l’unité, celle de l’autre. Comme si chacun rendait évident à l’autre qu’il est là. Actually seen. Le parc n’est plus allées et venues en tours et détours, mais un lieu clos où l’on ne peut que s’attarder vers l’autre et lui devenir intime.
… contrepoint - les jardiniers reviennent une dernière fois, nous sevrant assez abruptement de l’intensité du moment précédent tout en le préservant d’une sortie trop brutale du spectacle, qui ne pourrait que l’étioler. Fin de la pièce avec les jardiniers qui pointent l’index vers le ciel et le font tourner dans un bourdonnement d’insecte, touillant destin des divinités célestes, passion, envol et chute amoureuse dans un ciel orageux.
En espérant que la souris vous démange... quelques vidéos :
- pour les plus pressés, une sorte de bande annonce qui donne une idée du style du chorégraphe, des costumes etc.
- deux extraits du deuxième acte
- le duo final, par Laurent Hilaire et Isabelle Guérin. Puisque pris hors-contexte, je suggère de passer plus vite sur la première minute si vous êtes vraiment impatients - mais c'est ce qui prépare le moment final.
« Explorant les méandres de la passion, avec ses voies détournées et ses raccourcis impromptus, le chorégraphe met en scène le petit théâtre des stratégies galantes, des malices séductrices et autres travestissements des cœurs. Dans un jardin aux allées stylisées, hommes et femmes s’adonnent aux délices vénéneux des jeux de l’amour et s’abandonnent au frisson rieur de la musique de Mozart. La danse pourtant finit par trahir la déchirure du désir. » in la Terrasse.
* J’ai payé le luxe de cette sortie par une nuit très brève le lendemain, relevée à cinq heures trente pour finir ledit commentaire dont l’introduction m’avait demandé deux heures. Je ne sais toujours pas par quel miracle j’ai décroché ma meilleure note de l’année. Peut-être une stratégie professorale visant à gonfler la motivation avant l’écrit.
20:21 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : ballet, opéra, danse, chorégraphie, passion
24 mars 2009
Autruche fataliste
Le concours est dans un mois.
J’ouvre mon agenda de moins en moins souvent.
Mais il est de plus en plus rempli.
Pas forcément avec ce qu’il faudrait.
Les DS du samedi matin me paraissent d’autant plus longs que mes copies sont plus courtes.
Les profs nous font des journées à thème en ce moment.
C’est nettement moins drôle que les parcs du même nom.
Aujourd’hui, 6 heures de latin dont 4 de version. (après 2 heures de français)
Demain, après 2 heures d’histoire, 5 heures de philosophie, dont 2 de cours général sur Hegel, et 3 d’option.
J’espérais vaguement un mixte avec Epictète.
Histoire de varier les plaisirs.
Mais ce sera Descartes only.
Il faudrait que je me botte les fesses pour la dernière ligne droite.
Mais moralement comme physiquement, je deviens raide.
La corde, je ne sais pas.
Je me réveille avant mon réveil.
Ca pourra toujours être utile, parce qu’on passe à la plaine Saint-Denis cette année.
Ils n’ont pas trouvé plus loin.
La maison des examens va presque me manquer.
Par conséquent, mon nouveau credo est l’autruche fataliste.
Qui ne veut pas savoir qu’elle embrasse un sophisme paresseux.
Vous irez tirer la langue à Leibniz de ma part.
Autruche fataliste.
Ca a bien fait marrer la Bacchante qui a proposé « gazelle bondissante » à la place.
Hum.
Je sens qu’il va y avoir des mots-clefs bizarres dans les jours à venir.
J’ai l’air de me plaindre, mais en réalité, je me détache doucement.
Jupes tous les jours la semaine dernière.
Surligneur serein sur les polys de critique littéraire :
Glapissement d’enthousiasme sur la gluance du gui vu par JP Richard
Et plaisir à deux neurones sur « inexprimer l’exprimable » de Barthes.
Je découvre toujours ce qui est déjà une évidence pour les autres.
Une analyse d’un poème délirant de e e cummings.
J’ai envie de me laisser porter, autant par paresse que pour le plaisir d’être pris par la main (d’accord, le stylo) et que l’on gratte devant moi des pans de connaissances inconnues.
Qu’apparaissent des choses réjouissantes, des bouts d’images sur un panneau d’affichage palimpseste.
Bouffer/ées de(s) ballets, danse, films.
Je ne regrette pas d’avoir khûbé.
La prépa, je suis arrivée au bout de sa logique – et des mes forces (mais plus probablement est-ce de ma motivation).
J’ai épuisée ses ressorts. Et partirai sans remord parce que je ne serai pas partie l’année dernière avec des regrets.
Je le dis maintenant, parce que je serai de mauvaise foi après le concours.
Et que je vais être chiante qu’elle qu’en soit l’issue :
- pas admissible, pas admise à impression d’avoir régressé à chiante
- admissible, pas admise à impression d’avoir stagné à chiante
- admissible, admise à je vous aurais tanné pour rien à chiante
Sinon, je suis adorable.
Le concours est dans un mois, et j’aimerais qu’il s’avance inopinément à demain.
Qu’il soit là sans qu’on l’ait attendu. Y être. Brusquement,
Comme la dernière marche d’un escalier qu’on a loupée.
Un atterrissage un peu brusque, une secousse, mais au final, rien de cassé.
On se mettrait à sa table, avec les copies quadrillées sur un papier buvard merdique -je n’aurais pas oublié mon effaceur. Et on ferait face.
Sans résignation.
Des lhâmentations, du sang, des lhârmes sur le ton faussement étonné du khâgneux qui met des sourcils levés et des silences partout… je suis sûre que cela vous manquait. Ou que vous aviez oublié. Prenez patience ou savourez, ce sera bientôt fini.
18:47 Publié dans Souris de laboratoire | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : prépa, khâgne, philosophie akunamatata
08 mars 2009
L'Illusion comique
Nous voilà repartis sur les mises en abymes - c’est un peu comme les parenthèses, je ne m’en lasse pas (peut-être que vous si, certes). Cet aspect de l’Illusion comique m’entraînerait presque à réhabiliter Corneille dans les rangs de ma bibliothèque. Mais n’est pas allé jusqu’à me pousser à y travailler sous forme de synthèse. Corneille a quand même commis Chimène. Modérons notre tiédeur, et attaquons le mille-feuille :
La croûte (toute connotation picturalement négative est ici absente^^) : la pièce elle-même, l’Illusion comique, que nous sommes allés voir en masse classe à la Comédie Française jeudi dernier.
1° feuilletage : le magicien Alcandre montre à Pridamant ce qu’est devenu son fils, Clindor, par un charme qui fait surgir des spectres devant lui. (acte I)
2° feuilletage : la vie passée de Clindor, jouée par les spectres. Illusion sue comme telle. (actes II, III, IV)
3° feuilletage : la vie présente de Clindor, mais qui semble être la continuation de sa vie passée. Il s’agit en réalité d’une représentation théâtrale où joue Clindor. Illusion non sue comme telle. (acte V)
« Le crème de le crème » (qui peut rendre le tour indigeste, mais en fait toute la saveur) n’est pas tant la mise en abyme que son redoublement qui n’est pas annoncé, puisque l’on ne peut faire de distinction entre le deuxième et troisième feuilletage qu’à la toute fin de la pièce. Cette absence de distinction possible entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans la représentation magique des spectres d’Alcandre revient à réduire la croûte en miettes : il n’y a pas plus de distinction entre notre réalité et la chose représentée sur la scène de théâtre – abandonnez le réel, il n’y a de vrai que ce qui est ressenti.
Les actes II, III et IV ressortent de la comédie, comme si la vie était essentiellement comique (cela correspond à la représentation de la vie de Clindor comme elle s’est passée), tandis que le dernier acte constitue une tragédie. Mettre cette dernière au cœur de la mise en abyme reviendrait à proclamer qu’elle est le modèle théâtral par excellence. Cependant, si noble que soit le genre tragique, l’essence du théâtre est bien l’illusion. Comique – au sens de théâtral. Si bien que dans ces disputes à la mort moi le nœud aristotélicienne, on retombe sur la tragi-comédie. Et paf, ça fait un chocapic.
Pour embrouiller les pistes (visez un peu le cirque), Corneille achève de faire exploser les règles qui n’existent pas encore. L’unité de temps n’est pas respectée dans la sainte trinité feuilletée (vie de Clindor), mais elle l’est pourtant bien au point de vue d’Alcandre et Pridamant : c’est dire si l’unité de temps est toujours celle de la représentation. Même chose pour les lieux, qui surgissent tous dans la grotte du magicien ou se déplient comme une monade. Extrême concentration, donc (mais non, ne froncez pas les sourcils). Dès lors, le plaidoyer pour le théâtre est bien moins la tirade finale qui vise à convaincre un père à l’image du spectateur, déjà persuadé du bien-fondé de la chose, que l’entreprise de persuasion qu’est la pièce entière (montée, ça oui).
J’en reviens donc à la croûte que vous avez laissée traîner au fonds de l’assiette après vous être baffré de crème et couches feuilletées. Ce n’est peut-être pas l’élément le plus raffiné, mais c’est sans conteste le plus solide, et qui vous a permis de goûter le reste. La mise en scène de Galin Stoev, s’il faut rétablir le comparé.
Pridamant et son ami Dorante peinent d’abord à me faire entrer dans la grotte d’Alcandre qui apparaît comme une sorte de directeur de cirque bedonnant, en pantalon en cuir et débraillé. Mais l’entrée de la grotte est bien définie lorsque des yeux ils font le tour du cadre de la scène. Arrivée un peu précipitamment, et pas vraiment encore dans l’ambiance feutrée de la salle de spectacle[1], j’en profite moi aussi pour faire le tour de la salle sombre et de ses aspérités en lustres, sculptures et têtes penchées (je n’ai pas vu de triton, ma foi). Le père, planté là bras ballants, avec sur le dos un pull dans lequel il s’est rabougri, ne m’enthousiasme pas, alors j’en ai profité pour regarder le décor.
La scène est aménagée en plusieurs espaces [2], avec au premier plan, la scène proprement dite sur le sol réfléchissant de laquelle les personnes se trouvent visuellement démultipliées. Comme des cartes à jouer, on nous donne d’un coup l’acteur et son personnage (qui le suit comme une ombre), le spectre et la chair, sans que l’on sache celui qu’il convient d’enterrer sous le marbre noir.
Ne croyez pas pour autant que vous pourrez avaler d’un coup le feuillatege number 1 avant de passer à la suite, on ne mange pas un mille-feuille horizontalement. Ce premier niveau ne cesse d’être rappelé par la suite. Alcandre et Pridamant ne sont pas assis dans un coin, on oublierait trop vite leur présence, qui serait cependant suffisante à faire manquer l’illusion en rappelant leur position de spectateur (une bonne illusion ne se donnant pas comme telle). Ils ne sont assis qu’un cours temps dans un espace intermédiaire, puis sortent, et rappelleront par la suite leur existence en passant derrière des vitres.
Ce premier niveau qui passe à l’arrière-plan survit également par le doublage de certains personnages. En effet, c’est un même acteur qui se dédouble en
-Dorante et Clindor : il est celui qui mène (à) l’illusion (Dorante y conduit Pridamant, Clindor la poursuit)
-Alcandre et Géronte, le père d’Isabelle à figure du maître, qui est au-dessus, supervise et décide aussi bien de la conduite des spectres que du mariage de sa fille. Il commande et orchestre l’illusion de main de maître : c’est ainsi qu’à l’aide d’un interphone, la voix imposante de ce technicien (magicien moderne) se substitue à la présence d’un page, dont l’apparition se doit de maintenir un certain rythme dans l’action.
Le « truc » de ce tour de passe-passe : un détail vestimentaire permet de les distinguer.
Je suis véritablement entrée dans la pièce avec le duo Matamore-Clindor, tombant de bon gré dans l’illusion. Je m’attendais à ce que le Matamore soit une armoire à glace (qui fondrait ensuite de terreur), un bedonnant à la voix de stentor. A la place, j’ai vu débouler un petit accra tout fin tout fou qui, au-delà de sa ressemble avec la tortue(mon prof de philo), m’a bien fait rire. La Bacchante n’avait pas cessé de s’enthousiasmer de ce que Denis Podalydès endossait le rôle ; il n’a pas cessé de nous surprendre. Ce n’est pas que, comme Loïc Corbery en Clindor, l’accentuation ne soit jamais où on l’attend, mais qu’on ne l’entend pas. Les vers disparaissent dans son jeu, et l’on n’est pas moins suspendu à son doigt qu’à ses lèvres lorsqu’il nomme les parties de la maison que sa flamme courroucée détruirait. Là où on imaginait une énumération pompeuse se dessine une hésitation résolue dans l’observation d’un décor imaginaire. C’est par de telles lectures que Denis Podalydès construit un personnage peureux et vantard qui réussit en même temps à être un minimum attachant – ou peut-être davantage crédible, comme lorsqu’il envoie balader Clindor en un rouler-bouler qui a du causer quelques bleus en répétition, ou qu’il le prend au col (drôlement bien vu par rapport à la scène suivante où Adraste, alors qu’il passe le bras autour du cou de son rival Clindor, paraît bien plus menaçant que Matamore). Je trouve cette interprétation de « lutin irrésistiblement vaniteux » géniale, qui évite le cliché sans pour autant dénaturer le personnage. Denis Podalydès sera ma Berma à moi.
Loïc Corbery était chouette également, et pas uniquement parce que toutes les myopes ont eu le réflexe d’essuyer leurs verres et renfoncer leurs lunettes sur le nez. A l’unanimité générale (Le Vates compris, c’est dire) plus des voix renchérissantes, mignon, miamesque, gouleyant, séduisant, extrêmement beau (ne rayez pas les mentions, aucune n’est inutile). Très important les apparences et leur singulier avec l’illusion théâtrale, tout ça. Et surtout un jeu amusant (même s’il est difficile de savoir si cela vient davantage de l’acteur ou de la mise en scène) : la posture assis-en-tailleur-le-dos-bien-droit en élève attentif et narquois des exploits de Matamore était bien vu, de même que l’impertinence desdits exploits énumérés sur les doigts de la main, ou la malice à grossir leur importance en présence d’Isabelle, devant un Matamore qui préférerait que son secrétaire se taise de peur que cela ne devienne plus très crédible. Point trop n’en faut.
Autre duo, féminin cette fois, avec Isabelle et Lyse. Elles sont habillées à l’identique, d’une robe rouge et d’une étrange combinaison chaussettes-chaussures à talon que je n’arrive pas bien à m’expliquer - chez Lyse du moins, puisqu’on peut à la limite supposer que cela traduit le côté femme-enfant d’Isabelle. Sa perruque va dans le même sens : ces longs cheveux noirs lui font un visage de poupée et se substituent à cette dernière lorsque Isabelle la traîne comme un doudou. Très pratique au demeurant pour s’arracher les cheveux de la tête ou se les faire tirer. Cothurnes/chaussures à plateforme, on hésite donc entre tragédie et cour de récré. Les minauderies lascives attirent visiblement autant les hommes qu’elle les repousse, et le pauvre Alcandre tourne en bourrique. Il faut dire qu’Isabelle (Judith Chemla) tourne aussi pas mal autour des décors, histoire de mettre un peu de distance entre son interlocuteur et elle. Du coup, force est de reconnaître de l’importance aux frontières entre les différents espaces du décor, sans qu’aucun ne délimite un lieu particulier. Pas de symbolique assignée à un espace, l’interprétation est toujours fluctuante.
Et toujours Alcandre qui se promène derrière les vitres, d’abord obscurcies par du blanc d’Espagne, où l’on a tracé un cœur et des ziguiguis non figuratifs, ensuite lavées par Lyse – le rôle à l’emploi.
J’ai trouvé que la mise en scène donne du relief à ce personnage de servante que j’avais relégué aux oubliettes lors de ma lecture (à étudier les pièces de théâtre, on finirait par oublier qu’elles ont pour vocation premières d’être représentées, c’est-à-dire d’être vues sans nécessairement être lues au préalable). Cela vient sûrement de la comédienne, Julie Sicard, et du fait que plusieurs vers de Clindor adressés à Isabelle sont dirigés vers Lyse, soulignant le renoncement de cette dernière à Clindor qu’elle aimait. Naît alors chez celui-ci quelque chose comme de la reconnaissance (elle va quand même se marier à son gardien de prison pour ne pas profiter de ses beaux yeux), ou plus encore, la découverte étonnée d'une femme, jusque là uniquement considérée par sa fonction. Pas d’amour pour Lyse, et cependant un certain regret qui fait paraître Isabelle plus lisse. A l’acte V, Clindor et Isabelle sont un moment séparés par une vitre qui les empêche de se prodiguer de tendres caresses, qui échouent en salissures sur la surface vitrée. De ma place, je ne voyais qu’avec difficulté Clindor, presque entièrement masqué par le reflet d’Isabelle : elle semblait ne s’adresser qu’à ce reflet, n’aimer en Clindor que sa propre euphorie amoureuse. Peut-être l’illusion théâtrale fait-elle écho à l’illusion amoureuse [3]: après tout, qu’aime Clindor en Isabelle, à part son rôle conventionnel de jeune première indispensable pour former un couple tragique ? Lyse, par contrecoup, prend plus d’épaisseur, et l’on se surprend à se demander si la ruse de Clindor feignant d’être amoureux d’elle pour qu’elle ne contrarie pas ses plans envers sa maîtresse (le prétexte trouvé : c’est elle qu’il aime, mais il épouse l’autre car un rien ne s’additionne pas à un autre un – mathématique mon cher Watson) n’était que du cynisme. C’est d’autant plus troublant que la cinquième acte n’est qu’une illusion, et rien ne dit qu’en jouant l’amant de celle qu’incarne Isabelle, il n’est pas celui de Lyse. Tiré par les cheveux, j’en conviens, mais les postiches sont là pour ça. De toute façon, le redoublement de l’illusion maintient l’ambiguïté.
La mise en scène ingénieuse n’a pas réussi à éviter quelques longueurs au dernier acte, dont je ne suis pas sûre qu’elles ont uniquement tenues à ma fatigue. En particulier le monologue de Clindor, juché (c’est un bien grand mot pour une si petite hauteur) sur une espèce de fer à cheval / briques. Je crois que c’est le moment où il essaye de se pendre, mais je dois avouer que c’est aussi le moment où je me suis aperçue qu’il y avait un chandelier juste en dessous de notre balcon, que les hublots dans les portes joints à l’interstice entre les deux battants donnaient un air d’insecte au balcon d’en face, et que le Vates se grattait la gorge d’un air sceptique. J’ai été sortie de ma stupeur par le bruit qu’ont fait ses chaussures lorsqu’il les a lâchées. Oui, il était juché sur un petit truc ridicule ses chaussures à la main – sûrement une grande idée pour montrer qu’il ne pouvait aller nulle part, et combien instable sa position était. En faisant le tour des blogs, je me suis aperçue que tout le monde trouvait cela bizarre mais saluait l’équilibre du comédien. Je dois avoir l’esprit tordu (ou une idée d’équilibre un peu différente à cause de la danse), mais je pensais qu’il faisait semblant d’être déséquilibré, et je trouvais ça pas mal de parvenir à feindre le déséquilibre sans se casser la figure ni que le monologue en pâtisse. Pour vous dire le niveau de mes divagations.
Les jeux d’espace sont accrus dans le dernier acte, d’autant plus que le panneau/paravent qui ne laissait qu’entrevoir l’arrière-scène a été complètement ouvert (genre écho au redoublement de l’illusion qui créé un nouvel espace sans pour autant changer la nature de l’illusion). Ils sont un peu plus embrouillés, aussi, (à se demander si ce n’est pas pour faire de l’animation en cette heure tardive), mais c’est amusant d’avoir tous les personnages rassemblés en arrière-scène comme des poissons dans un bocal. Le metteur en scène en fait cependant un usage ingénieux lorsque Isabelle raconte ce qui s’est passé dans l’ellipse (entre l’acte IV et V / en réalité une analepse de la mini-tragédie) : ses allers et retours en arrière et avant scène correspondent à sa navigation entre temps du souvenir (est montré ce qui est présenté par les paroles) et temps de l’énonciation. L’échelle en arrière-scène est un détail bien vu aussi (même s’il fallait que je me penche pour la voir), sorte de clin d’œil aux changements entre les différents niveaux.
A la fin, les comédiens qui interprètent les comédiens (c’est pour vérifier que vous ayez bien suivi) se dévêtissent, mais se dépouiller des costumes n’est pas se mettre à nu, les spectres d’Alcandre ne sont pas plus vrais pour autant et l’illusion est sauve qui peut.
Au final, difficile de dire si j’ai aimé, mais comme le disait notre chère Mado, je me fiche de savoir si vous avez aimé, je veux savoir pourquoi. Depuis quelques temps, c’est un peu comme si l’intérêt avait remplacé le plaisir. C’est peut-être une évolution de ma perception, mais je crois que cela tient aussi dans ce cas précis à la pièce, qui offre davantage un plaisir intellectuel qu’une adhésion spontanée, immédiate car irréfléchie et enthousiaste. C’est, je crois, le principal reproche que je ferai à cette pièce. Ce qui me donne envie de retourner à l’Opéra, où la danse buttonholds me à coup bien plus sûr. Je préfère une grande claque salvatrice aux petits coups de marteau-piqueur dans le crâne pour essayer de creuser la signification de tel ou tel détail. (mais la longueur de ce post montre qu’il s’agit de préférence et non de simple goût).
Bla-bla never ends :
[1] la faute à la SNCF et aux manifestants dans les voies – inscrustés dans les rails avec des petits panneaux de toons, peut-être. Le direct Chantiers-Montparnasse s’est transformé en train pour la Défense, avec changement à Saint-Cloud car en dépit de l’affichage, le conducteur a décrété le terminus.
[2]Programme - « Corneille joue avec les perceptions des spectateurs, le regard manipulé, les évidences trompeuses, la nécessité de l’imagination. C’est cette ambiguïté que nous avons recherchée pour l’espace.
Un espace qui peut être concret, simple, et en même temps qui se déforme, révélant des doubles sens.
Un espace qui ne sépare pas le monde « réel » du monde « irréel », mais qui présente plutôt plusieurs faces, plusieurs visages, permettant à ces deux mondes de se toucher.
Un peu comme dans un rêve, où différents mondes, différents pays, différents espaces, différentes périodes, différentes personnes étrangères les unes aux autres se croisent ou se mélangent. Un sentiment troublant.
On ne verra pas un espace défini, mais des couloirs, des accès, des passages, comme dans un bâtiment public. Il y aura différentes profondeurs, des espaces restreints ou dégagés, partiellement visibles, pas forcément logiques, qui se modifieront selon la position des acteurs.
Nous utiliserons des matériaux réfléchissant, comme du verre, un sol noir brillant…. Nous construirons une vision du monde réel, direct, et une vision du monde réfléchi, indirect. Une troisième réalité sera le fruit d’images projetées, qui ne seront visibles que réfléchies sur le sol et dans les fenêtres. Les mêmes personnages, les mêmes espaces, mais sans qu’ils soient là, décalés dans le temps et dans la réalité… » Saskia Louwaard et Katrijn Baeten, octobre 2008
[3] Programme - « L’illusion est aussi dans notre vie et dans le monde. Elle peut détruire, vitaliser, tuer, faire rêver. C’est cette question de l’imaginaire et de l’illusion au-delà du théâtre qu’explore la pièce. » Joël Huthwohl
Vous pouvez aussi jeter un oeil ici ou là "Cette inégalité dans la représentation est frustrante, car il y a beaucoup d’éléments fort bien trouvés ".
19:22 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : théâtre, comédie française, décortiquage
01 mars 2009
Robert Frank
Entraînée par ma cousine, je suis allée voir hier l’exposition des photos de Robert Frank au Jeu de Paume. C’est assez nouveau pour moi d’aller au musée pour des photographies – je suis habituée aux tableaux, aux sculptures, mais pas aux photos, reproductibles à l’infini et visibles dans les bouquins, sur internet… Mais je dois dire que des tirages d’une certaine taille, dans un lieu qui leur est dédié, et par conséquent auxquels vous avez décidé de consacrer du temps en vous y rendant, aide le regard à s’attarder puis s’immiscer dans l’univers du photographe.
L’ambiance des salles n’était pas le même qu’à l’expo Walker Evans à la fondation Cartier-Bresson (l’Amérique, aussi, avec ma cousine, également – l’expo photo va devenir un petit rituel, après un déjeuner au Vieux Colombier, un petit bistrot en bas de la rue de Rennes, à la même place, le même fondant dégoulinant de chocolat dégusté à quatre mains et deux cuillères) : beaucoup plus de monde, des salles plus claires, plus grandes (j’aime le Jeu de Paume pour cela – je m’en souvenais, alors que la dernière expo que j’ai vu là-bas était consacrée à Magritte… ça date.)
Il ne faut surtout pas se retourner, au risque d’être étourdi par le monde grouillant de gens qui discutent, commentent, dégagent une poussette du chemin, consultent le catalogue de l’exposition, migrent vers le début qu’ils n’ont pas vu, la faute à une éclaircie plus loin dans la salle, une brèche par où commencer, ou retraversent les deux salles pour sortir – il ne faut surtout pas se retourner mais s’insérer dans la foule, comme sur l’autoroute un jour de grand départ, et profiter du flot pour se laisser porter ou faire digue.
Je ne sais jamais trop comment regarder au début, j’oscille toujours entre le coup d’œil trop rapide et la mise en pièce de la photo à force de la détailler dans ses contrastes, son cadrage, sa composition, sans plus pouvoir l’embrasser d’un coup – à tel point qu’en me retournant pour vérifier si, à avancer dans le désordre, je n’aurais pas oublié un pan de mur, j’aperçois des images inédites que j’ai pourtant contemplées un certain temps. Puis le regard s’installe, et il n’y a plus tant besoin de détailler, parce que les cadrages deviennent familiers, les photos cessent d’être des clichés séparés pour former une image cohérente, une vision que l’on ne partage peut-être pas forcément entièrement, mais qui s’impose doucement, ou plutôt se propose à nous en toute complicité. C’était peut-être encore plus clair à la fondation Cartier-Bresson où ce dernier se trouvait exposé en même temps que Walker Evans : on finissait par savoir quasiment d’instinct lequel des deux photographes la légende nous indiquerait. Le repérage d’une manière en somme – j’évoquais quelque chose d’approchant avec Melendili, il y a quelques jours, et il m’apparaît de plus en plus clairement qu’elle a raison : toutes les explications de texte que nous avons faites nous ont donné des outils d’analyse et fait parallèlement progressé dans notre appréhension des films – ce qui vaut tout aussi bien pour les photos. Nous sommes devenues sensibles à la composition.
Ce n’est pas à dire qu’une dissection technique aurait remplacée l’appréciation novice, ni une compréhension intellectuelle, une approche sensible, mais la seconde se trouve relancée par la première. Je suis assez ignorante pour y trouver un plaisir naïf. Et sortir des remarques frôlant la stupidité (ou s’y enfonçant de plain-pied, c’est selon). Comme pour cette image,
qui n’a pas manqué de me faire penser à la publicité pour une voiture (la Twingo, peut-être, je ne sais plus) où les personnes ont des têtes de fleur (c’était assez gore, d’ailleurs). « Ca m’y faisait aussi penser, me rassure ma cousine puis, mais je n’osais pas le dire », assène-t-elle pour finir. Ou devant cette brochette de complets-veston-chapeaux,
m’amuser de l’expression du dernier, la bouche en cul-de-poule (on n’en voit que dans les cartoons d’habitude, comme lorsque le putois de service veut tomber la belle femelle blaireau), avant de remarquer l’intrusion du deuxième en partant de la droite, sorte d’inspecteur mal déguisé parmi les hauts-de-forme.
Les gens n’hésitent pas à s’amuser, à souligner une ressemblance avec telle de leur connaissance – ça change des messes basses dans le silence quasi-religieux des temples de la peinture. Le public n’est pas le même, d’ailleurs : plus homogène, avec peut-être un peu moins de jeunes, mais aussi moins de personnes âgées, plus d’adultes d’âge indéfini – plus branché, aussi et quelques mecs pas mal, bien fringués. Bref, je m’égare – c’est qu’il y a du monde, il faut se réinsérer dans le défilement.
J’ai davantage aimé la série américaine que la parisienne (on trouve d’ailleurs assez peu celle-ci sur internet). Les flous visant à embaumer un éternel Paris sépia m’ont moins enthousiasmée que le franc-photographier de l’Amérique. Ou alors, c’est que l’on est davantage capable de regarder ce que l’on ne connaît pas. Et pourtant, on ne connaît pas le Paris de l’après-guerre, avec ses fleurs à tous les coins de rue (sans rire, leur présence vire à la maniaquerie). Même si je les tolère dans cette photo,
grâce à l’éblouissante silhouette de femme sur le côté, ou dans une autre que je n’ai pas pu trouver, où l’on voit un homme qui cache une rose derrière son dos et simultanément, de face, un vieil homme qui trifouille dans son porte-monnaie. Let’s be realistic, darling, il va falloir raquer.
Dans la série parisienne, il y a aussi une petite fille qui regarde un masque de Chaplin, et une autre, que je n’ai pas non plus trouvée, sur fonds de Notre-Dame brumeuse, d’un cycliste plus foncé, à mi-chemin de l’image, soutenu par un grand pan de sol. Même type de cadrage avec un joueur de je ne sais-plus-quoi, précédé d’une longue bande de trottoir, si bien qu’on a l’impression de marcher à sa rencontre. Et surtout, surtout, celle qui m’a le plus fascinée dans cette série, un homme et une femme sur la plateforme arrière d’un bus dont on n’arrive pas à savoir s’ils sont en couple, comme on en juge au premier coup d’œil, ou s’ils sont simplement juxtaposés, et aussi éloignés l’un de l’autre qu’est séparé d’eux par une barre de tôle le visage d’une femme, à la vitre.
Dans la série américaine, où les fleurs ont cédé la place à des croix (une présence plus pervasive de la mort, à y repenser, mais cependant, un sentiment de la vie plus fort), je retiendrai, entre autres, et en vrac, celle-ci
Douche de lumière comparable, quoiqu’horizontale, avec ce cliché d’une immense route - en la scrutant bien, on aperçoit une voiture à gauche, qui contribue à réduire l’espace et à conduire le regard vers le point de fuite.
Et le visage de cette femme se faisant chier à cent sous de l’heure, déjà morte, la tête coupée par le cadrage qui l’assimile au Père Noël suspendu derrière – violence de la médiocrité.
Violence également dans la juxtaposition de deux clichés, que les gens ne semblaient pas spécialement relever et qui pourtant doit être voulue, puisque l’exposition reproduit l’ordre voulu par la photographe pour la publication de son livre : juxtaposition de deux choses dérobées au regard par un drap, voiture –probablement un cadeau, quelque objet convoité en tout état de cause- dans le premier cas, et selon toute probabilité, des cadavres, dans le second. Comme si tout se photographiait, fusse en filigrane.
Cette image d’un coin de restaurant,
où tout, l’immobilité du ventilateur, la netteté du sel/poivre à côté du dévidoir à serviettes (seul véritable indice qui indique que nous sommes dans un restaurant et non pas dans un salon abandonné), le reflet sur la table et jusqu’à la figure dans la télévision, nous oriente vers le trouée de lumière qu’est la fenêtre, à la fois ouverture (sur une extériorité) et néant (où s’achève le regard -fermeture).
Et pour finir, car il faudra bien s’arrêter (estimez-vous heureux que je n’ai pas le catalogue, cela abrège votre lecture), l’instabilité de ces deux clichés :
une voiture, bancale, qui paraît devoir se renverser d’une seconde à l’autre,
et un couple allongé dans l’herbe, au bord du gouffre du cadrage, avec, au-dessus d’eux dans l’image, et en contrebas dans la réalité géographique, San Francisco de biais, comme si la ville glissait dans une révolution silencieuse ou était tranquillement engloutie dans un tremblement de terre.
Pour finir la promenade, allez donc voir rouge avec d'autres clichés délicieusement décortiqués.
11:44 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : photo, expo, décorticage