Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22 octobre 2011

Longue et courte vue

Le sursis de dix mois a pris fin, j'ai fait exécuté mon ordonnance. Trouver des lunettes papillons qui ne me donnent pas l'air d'une grosse mouche n'a pas été sans mal. A vue de nez, les Max & Co étaient parfaites, tout à la fois classiques et délurées, ce qui ce traduit dans le langage palpatinien par « bizarre » (d'une efficacité redoutable quand le modèle en balance se trouve affublé du même adjectif – et là, c'est comment ? - Encore plus bizarre.). Lorsque je les ai chaussées chez l'opticien, pourtant, les lunettes des présentoirs sont venues m'assaillir comme une nuée de moustiques. Je me suis pris une demi-dioptrie dans la vue. Dehors, dans les rues ivres, un ver de terre venu du Japon, géant et souterrain, s'amusait à secouer l'asphalte comme une couette à aérer. Dans les jours qui ont suivi, le monde trempait dans un aquarium, noyé dans une goutte d'eau prise entre deux lamelles, tremblotant entre des contours incisifs de microscope. Bien que l'automne laisse déjà sentir l'hiver, les platanes avaient à nouveau des feuilles : plus de boule verte conceptualisée sous le nom d' « arbre ». Joie. Bon, j'avais l'impression d'être dirigée par Aronofsky à chaque fois que j'allais aux toilettes et j'appréhende encore un peu le matin de me faire agresser par le monde mais les silhouettes ont retrouvé des visages – mon horizon s'élargit.  

17 octobre 2011

Souvenirs de la maison close

L'Apollonide voile d'esthétisme un film à l'intrigue entièrement résumée dans son sous-titre : Souvenirs de la maison close. Seulement, voilà, il ne suffit pas de mettre des souvenirs bout à bout pour faire une histoire. Ce que je retiendrai surtout de ce film, ce sera donc une évocation qui louvoie intelligemment entre une esthétisation de fantasme et l'apitoiement du misérabilisme, sans jamais céder ni à l'un ni à l'autre.

Bertrand Bonello met en scène le plus vieux métier du monde : pas de dégoût pour les clients, pas de folles parties de jambes en l'air non plus, mais des soucis d'hygiène, de la tenue (ou comment convertir l'épuisement en alanguissement), des égards pour les petites habitudes des clients, des espoirs et de vaines toquades, des dettes et surtout, surtout, de la fatigue. Car la déchéance de ces femmes, qu'on s'obstine à appeler des filles, n'est pas morale, comme voudraient le faire croire les relents d'anthropométrie et d'antijudaïsme qui suintent jusque dans cette maison close, mais physique, la cigarette, l'alcool et finalement la maladie ne faisant que porter à son comble l'épuisement qui les travaille au corps. L'une en vient même à souhaiter d'attraper la chtouille, qui lui ferait des vacances, sans retour. Une autre l'attrape vraiment et en meurt. Et la même vie les démène, jusqu'à ce que la fin d'une époque vienne annoncer celle du film : les maisons closes ferment, la patronne organise une dernière fête, triste bacchanale qui ne masque que le visage des filles - leur désemparement à vif, de se retrouver dehors, libres et abandonnées.

Toute l'ambivalence de L'Apollonide est contenue dans le rêve cauchemardé par la Juive, rebaptisée la Femme qui rit et exhibée comme une monstrueuse curiosité après qu'un client (qui ne demandait plus un service mais une esclave) lui ait balafré la bouche d'une oreille à l'autre (scène d'autant plus traumatisante qu'elle revient à plusieurs reprises, comme autant de points de suture) : des larmes de sperme coulent de ses yeux. Peine et plaisir, le spectateur ne jouira pas de leur distinction. C'est ce qui fait la force mais aussi la grande faiblesse de L'Apollonide. Que dire aussi d'un film qui se refuse à prendre parti et se contente d'enregistrer que "cela a été", sinon : "je l'ai vu" ?

Le prix de la danse

Le prix de l'AROP était cette année décerné à Fabien Révillon et Héloïse Bourdon - qui me l'a refilé : on ne voit qu'elle en scène, mais pour combien de temps encore ? Sa maigreur, plus encore que son discours emphatique et monocorde, m'a presque fait regretter d'être venue à la remise des prix. Ses chevilles aux tendons crispés sur des talons aiguilles m'angoissent comme si c'étaient une gorge agonisante. Comment peut-on laisser diminuer une danseuse aussi sublime ? Je lui aurais bien volontiers laissé tous mes petits-fours si elle avait consenti à relâcher son sourire tenu comme un équilibre périlleux. Entre l'effacement de la jeune femme et la bousculade des vieux aropiens autour du buffet, j'ai été prise de lassitude.  Heureusement, il y avait la touchante entrée en matière de Fabien Révillon qui a justifié son anxiété par ce que "la danse est un art muet" ; Karl Paquette en sweat à capuche, souriant sincèrement ; le petit rat sortie de son labyrinthe de lignes de bus ; JoPrincess, en compagnie de qui j'expérimente la sensation d'être petite - ce qui ne m'arrive pas souvent - sans être pour autant gamine - ce qui arrive un peu trop souvent ces temps-ci ; le mélange du caramel et du chocolat fondant au milieu d'un carré de sablé au beurre salé, l'alliance du chocolat et du cassis dans un macaron violet, et autres délicieuses bouchées que j'ai grignotées et fait durer en m'éloignant autant que faire se peut des conversations bruyantes et inaudibles, de toute cette fureur de juger. La danse est un art muet, cela n'a pas de prix.

12:28 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : danse, arop

16 octobre 2011

Koncert avek Kavakos

Klari, Palpatine et moi nous installons en plein centre du rang BB, sans bavoir, parce qu'on sait se tenir. Ou pas. Mais c'est facile d'y croire sans violoniste au chocolat à l'horizon. Avec la onzième symphonie d'Eduard Tubin, l'eau ne nous vient pas à la bouche mais aux oreilles. Je ne sais pas si c'est la paranomase de son nom avec une turbine géante de navire, mais j'ai l'impression de me trouver dans de grandes vagues d'archets – avec des instants d'accalmie en apnée, comme si la petite sirène allait surgir pour venir nous faire visiter son royaume enchanté plein de corail. A part cela, je suis saine d'esprit, même si je l'ai un peu perdu dans la demi-heure qui a suivi.

Même si je n'avais pas réussi à trouver de Leonidas pour fêter la fondation du club des kavakophiles, j'étais tout de même assortie à la doublure de sa chemise, la même que la dernière fois – et qu'hier, me précise Klari mais je préfère ne pas avoir entendu, laissons-lui le bénéfice du double. Pendant le concerto pour violon en majeur de Tchaïkovski, j'ai oublié que j'avais fait tâche toute la journée à l'université avec ma robe rouge habillée, que je craignais d'être un peu fatiguée, et que Pleyel ferait bien de convertir la clim' en chauffage. J'ai même oublié de vouloir me souvenir. De fait, je n'ai rien retenu, pas une note, pas un chocolat, j'ai dégusté sur place, il n'en reste plus un seul dans la boîte. Je réécoute le morceau en écrivant ce compte-rendu et prends ainsi la mesure de la fascination. Si l'on n'a pas peur des oxymores, on pourrait dire que c'est un traumatisme heureux, si intensément vécu qu'il s'efface aussitôt de la mémoire. Pas de regret pour autant, car il faudrait se dé-sidérer pour regretter le passage d'une étoile filante et je ne vois pas comment j'aurais pu conjurer la fascination de l'archet qui tressaute sur les cordes, les caresse d'un lent et savant étirement, puis les pousse à crier un aigu à la limite de la musique, les effleurant et les faisant crisser comme un patin sur glace, d'une carre à l'autre. C'est juste : Extrême. Exact. Exactement ça, et seulement ça. L'aigu est tenu de justesse ; le son est juste ; le violoniste touche juste. Il faut croire que son jeu a de la présence, exactement comme on le dirait d'un danseur, de son corps, son instrument, dont le moindre mouvement capte l'attention et donne du sens à l'ensemble de la pièce. J'ai les mains très rouges à la fin des applaudissements.

Avec la symphonie en mi majeur de Hans Rott, le triangle trouve une œuvre à sa mesure. Le compositeur l'utilise un peu comme un métronome et, s'il avait pu écouter sa symphonie, créée post-mortem, il aurait peut-être fait quelques modifications pour gommer cet effet de clignotant oublié après le virage. Cela n'a donc rien de rédhibitoire. Seulement, voilà, quand Klari me prévient qu'après les quarante minutes de solo du triangle, on a la tête comme un petit pois dans une boîte de conserve, je relâche toute ma concentration et ne fais pas vraiment l'effort d'écouter et d'assembler dans ma tête ce patchwork sans couture. J'aime pourtant bien les ploum initiaux des cordes et le motif des violons qui reviendra une ou deux fois par la suite. Mais il y a aussi des élans lyriques, du tintamarre de triangle, des pincements de violoncelle esseulés « sehr langsam », le tout sans transition audible par le profane, comme si un DJ changeait de disque à intervalles chronométrés. Mécanique plaquée sur du vivent, cela ne manque pas. Alors quand Klari me fait lire le passage du programme qui raconte une crise de délire du compositeur persuadé que le méchant-Brahms-qui-a-critiqué-sa-symphonie a introduit des explosifs dans le wagon, et que je tombe sur la mention du « frisch und lebenhaft » du troisième mouvement au moment où le « sehr langsam » du quatrième n'est pas encore devenu « belebt », le fou rire nous prend. La honte aussi, étant donné que, pour avoir été aux pieds de Kavakos, nous sommes aussi à celui des musiciens, et qu'il est particulièrement irrespectueux de rire en plein sciage lyrique d'archet (c'est au moins un séquoia centenaire auquel ils s'attaquent, là). Klari utilise son programme comme une Espagnole son éventail et pour éviter de croiser son regard, je me détourne vers Palpatine qui nous aurait maudit s'il n'était pas assis le dos bien droit, non pas, chose exceptionnelle, sur son coxys mais bien sur ses fesses, balançant en rythme son buste d'avant en arrière. Et de nous le comparer à Mahler à la sortie, d'où je m'étonne encore moins de ne rien avoir suivi. Il fallait bien une meringue glacée au chocolat et à la chantilly pour s'en remettre.