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21 mars 2017

The Lost City of Z, to A

Vous pensez avoir fait le tour des films en costume, et James Gray sort un nouveau film, qui n'est ni un film en costume ni même un James Gray. C'est d'une sensibilité qui n'a d'égale que la pudeur avec laquelle elle point. Ce sont des plans qui s'oublient* et des visages patinés qu'il faut prendre le temps de lire, comme des cartes jaunies - les acteurs sont d'ailleurs de plus en plus beaux à mesure que le maquillage les vieillit et que leurs personnages se gorgent d'un destin dont ils sont les seuls artisans**. À tel point que, seriez-vous Percy Fawcett (Charlie Hunnam), vous passeriez la journée assis à contempler sa femme (Sienna Miller). Mais vous n'êtes pas Percy et la beauté connaît la tristesse de la perte ou, sous sa forme atténuée, de l'absence : envoyé par sa hiérarchie militaire dans une expédition de cartographie pour déterminer la frontière (sensible) entre le Brésil et la Bolivie, Fawcett découvre des poteries anciennes dans la jungle là où nul homme (blanc) n'était allé, et n'a dès lors plus qu'une idée, y retourner. Malgré les maladies mortelles, les attaques des natives, les piranhas, les infections, le sang dégobillé et les flèches évitées de justesse : y retourner, et trouver cette ville mystérieuse qu'il nomme Z, comme la dernière pièce du puzzle de l'humanité. La formule a l'emphase d'un humaniste au temps du colonialisme***, mais aussi une portée métaphorique a laquelle le film finira par faire écho, après les délais, les tentatives avortées, la guerre des tranchées, toujours l'idée fixe, obsessionnelle, de cette ultime découverte.

<avertissement> Quoique je n'y vois pas de quoi gâcher le plaisir, la suite de ce billet ne fait pas de mystère sur celui qui entoure la fin du film.</avertissement>

Lorsque son acolyte M. Costin**** refuse de se joindre à une nouvelle expédition, Fawcett s'inquiète de ce qu'il a cessé de croire à l'existence de Z : M. Costin craint seulement que Z ne lui apporte pas les réponses qu'il cherche. Car Fawcett a beau recourir à la rhétorique du sacrifice, pour lui, sa femme et ses enfants, on le sent poussé par un désir immense - un désir si grand qu'il trahit le prétexte sous le but : trouver Z pour donner une direction à sa vie et l'achever. Le désir de connaissance, de progrès, d'humanité, la pulsion de vie s'inverse et se confond en pulsion de mort, de plus vaste que soi. La fin, magnifique, ne tranche pas - rationnellement si, bien sûr, mais métaphoriquement non : Fawcett nous fait parvenir, via sa femme endeuillée, la boussole qu'il devait envoyer comme signe s'il trouvait Z et ne devait plus souhaiter en revenir. Non seulement, dans l'achèvement, rien n'est arrêté, mais tout fusionne : la femme de Fawcett descend d'une demeure victorienne pour s'enfoncer dans la jungle et nous abandonner avec le souvenir de son mari et de son fils portés par des indigènes vers une fin incertaine, dans une nuit étoilée de torches, avalés par les origines du désir, de l'humanité (son fils, qu'il avait laissé tout jeune lors de sa première expédition, est avec lui ; la boucle est bouclée, le cœur dilaté par la peur et la beauté).

 


* Un seul maniérisme choquant, du coup : le plan sur la trace d'alcool brunâtre qui s'écoule jusqu'à être remplacée par le train dans lequel se passe l'action.
** Travailler à se (construire-)détruire, il faut sûrement tout une vie et un peu d'ethnographie pour ça.
*** Fawcett est un esprit progressiste de son temps : suspectant les indigènes d'être ses égaux, mais rappelant à sa femme qu'elle ne peut le suivre, car même s'ils sont égaux en esprit, ils ne le sont pas de corps et elle doit rester élever les enfants.
**** Robert Pattinson, méconnaissable sous les années et la barbe, décidément fort bon acteur.

La Pucelle d'Orléans

Après la Jeanne d'Arc d'Honegger, la Philharmonie présentait cette année celle de… Tchaïkovsky. Je n'avais jamais entendu parler de cette curiosité, rapportée dans ses bagages par le Bolchoï. Entendre Orléans émerger d'un flux de chant russe est chose fort étrange, plus étrange encore que la nationalisation de la Vierge (qui était pour la victoire des Français, bien évidemment), les retournements superstitieux (gloire à l'envoyée divine qui nous a sauvée / brûle, sorcière démoniaque, le tonnerre a parlé) ou que le messager rapportant dans son récit avoir été tué sur le chant de bataille.

L'opéra s'appuie sur une pièce de Schiller, que je ne connais pas plus que les récits historiques (globalement tout ce qui précède Louis XIV… hem hem), aussi ne saurais-je dire s'il revient au dramaturge ou au compositeur le mérite de cette belle ambiguïté lorsque le père de Jeanne lui demande si elle se considère comme sainte et pure. Elle ne répond pas : lui la pense sous l'influence du diable ; elle, sent sa pureté ternie par le désir qu'elle s'est mise à ressentir pour le chevalier qu'elle a épargné.

Musicalement, cependant, ce n'est pas mon passage préféré ; le titre est sans conteste raflé par l'air des ménestrels ("l'homme court vers sa tombe") de l'acte II. Beaucoup aimé aussi le duo de Charles VII et de son amante Agnès, lorsqu'ils songent à abandonner le royaume dans leur fuite : l'acceptation du malheur est apaisante, et la fuite qui n'aura pas lieu presque un repli dans le dénuement amoureux. La disparition de leurs voix a cappella les retire de la marche du monde d'une manière bien plus émouvante que l'entrée incandescente de Jeanne au paradis. Mais sûrement n'aurais-je pas trouvé ce passage joliment fade s'il n'était en creux des visions et déclarations tonitruantes (vu les déflagrations du dernier acte, il est plutôt heureux que nous ayons perdu à l'entracte nos places au premier rang de balcon VIP).

Il serait malvenu de bouder le plaisir de l'orchestre, des chanteurs et des chœurs, qui envoient : pour une fois, pas de doute, ça vibre. Le thème est français, mais l'exécution sans conteste russe. J'ai d'ailleurs plaisir à observer les artistes qui incarnent et me confortent dans l'idée fantasmée que je me fais de la russité, notamment un trompettiste dont la coupe au bol et l'air buté me font irrésistiblement penser à Noureev, et une choriste russe à la beauté très aristocratique que je caste immédiatement pour Anna Karénine (j'ai compris ensuite pourquoi : les broderies de sa veste en organza, qui sur d'autres tombaient comme des rideaux, ceignaient son cou comme les costumes dans le ballet de Boris Eifman). Côté voix, si celle d'Anna Smirnova est aussi inébranlable que la volonté de son personnage, je lui préfère la suavité d'Anna Nechaeva (qui donne à Agnès un petit air d'Angelina Jolie) et l'aigüe déstabilisant de Marta Danyusevich (l'Ange aux interventions très ponctuelles), mais tous étaient très bien, du moins de mon point de vue profane. Tchaïkovsky est particulièrement formidable pour le profane : sa musique est riche, mais le scintillement orchestral ne se fait jamais au détriment de la mélodie, si bien que tout ce qu'on pressent qui nous échappe (et qui restera peut-être réservé aux mélomanes avertis) n'empêche ni de suivre ni d'apprécier.