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19 septembre 2016

Toni Erdmann, toute honte bue

Dans la famille de mon demi-frère se trouve un monsieur prénommé Gilbert. Il fait des blagues si lourdes que lorsque l'un de nous fait une plaisanterie qui ne fait rire personne, on dit qu'il fait une Gilbert. Winfried Conradi, l'anti-héros de Toni Erdmann, n'arrête pas de faire des Gilbert. De préférence devant sa fille Inès, lorsqu'elle est entourée par du gratin1. Or Inès, business woman au chignon banane impeccable, a à peu près autant le sens de la dérision que moi à 7 ans, lorsque j'accueillais chaque plaisanterie paternelle par un rituel « J'ai pas le sens de l'humour » grogné. Depuis, cela s'est arrangé, je vous rassure (mon papa pourra vous le confirmer – il a mis un certain temps à se remettre de cette tardive découverte). Cela finit aussi par s'arranger pour Inès. Enfin, je crois. Peut-être.

Avec l'humour allemand, on n'est jamais sûr de rien. Parce que ce n'est pas de l'humour, en fait, c'est du comique – du komisch. Et ça fait drôle, ce rire vrillé par une grimace de douleur. Il faut bien trois heures pour inverser la perspective et découvrir, selon une symétrie Rhin-axiale, la douleur désamorcée par le rire, soubresaut d'une mécanique cassée. Après d'interminables séquences moumoute et dentier (qui donne un air de castor-mort vivant abruti), chez le spectateur comme chez Inès, un verrou lâche : plutôt que de continuer à supporter ce qui colle la honte et tape sur les nerfs, on se tape l'incruste dans le délire et on se venge par la surenchère2. Toute honte bue.

Et là, ça envoie du lourd : ça nous vaut une fête d'anniversaire à poil (au sens figuré et littéral) qui vaut son pesant d'akwardness, mais aussi et surtout une des meilleures scènes de sexe qui soit, perverse et pudique à souhait, sans pénétration, avec cupcake. Toni Erdmann est un peu comme ce petit four collant de sperme : c'est dégueu, mais on s'en lèche les doigts (faut juste pas trop y repenser à froid).


1
C'est réciproque : le père colle la honte à sa fille par ses simagrées, mais celle-ci lui renvoie l'ascenseur lorsqu'elle abuse de son statut de cliente de luxe, en commandant un déjeuner entier pour deux, coupes de champagne incluses, comme dédommagement d'un massage raté.
2 Par exemple, en s'invitant chez des gens pour y chanter fort et faux. Ou en se râpant du fromage sur la tête.

 

Frantz


Le dernier film de François Ozon et sa bande-annonce vous font croire une chose1,

en désirer une autre,

et vous en font vivre une autre encore,

après vous avoir donnée et reprise celle que vous désiriez

– élans narratifs empruntés, avortés, renversés.

De cette dynamique d'attachement-arrachement s'extrait, lente, implacable,

la beauté,

(lancinante),

la beauté des histoires (pas totalement impossibles) auxquelles on a renoncé (pas totalement par choix – sauf à embrasser sa résignation, et l'être aimé une dernière, une première fois),

beauté distincte des bouffées de bonheur qui émergent aléatoirement, brièvement,

passé inconnu, présent inespéré,

remontée de la couleur dans un film en noir et blanc, qui atténue un instant – dispersion chromatique – le contraste des émotions oxymoriques2,

si bien que

malgré un Pierre Niney un peu tête à claque,

et grâce à son personnage faible, mi-artiste brisé mi-lâche,

malgré un classicisme appuyé,

et grâce à la relative rigidité, à la retenue à laquelle ce classicisme engage,

à l'intime qui se dit en français, en allemand3, en langue étrangère dans le texte,

grâce au magnifique visage moiré de Paula Beer, surtout, sur lequel les sentiments les plus contradictoires font bruire leur ombrer et filtrer la lumière,

à son personnage qui a la faiblesse de vouloir aimer, et la force de pardonner les uns4, préserver les autres,

n'oublier personne,

on finit la gorge nouée.

 

Alors une fois n'est pas coutume, pas de spoilers qui ici gâcheraient plus qu'ils n'expliqueraient. Je laisse à ma voisine le soin de trouver des références à Hitchcock ou à qui elle voudra (pour moi, c'est plutôt Heimat meet 8 femmes), et ne chercherai pas à non plus comprendre pourquoi je n'accroche pas à un maigrichon de compét'.


1. Le réalisateur en a rajouté une couche : l’œuvre originale suivait le point de vue du jeune Français et non de la fiancée allemande. François Ozon, lui, a voulu se placer dans le camp des vaincus plutôt que des vainqueurs, cherchant la vérité humaine plutôt qu'historique (la fiction pour nous faire vivre une autre histoire, perspectives aveugles et possibles tus).
2. "Le noir et blanc se gorge de couleur de même que le sang monterait au visage à la faveur d’une émotion naissante." C'est exactement ce que j'ai pensé !
3. Moi qui croyais que Pierre Niney avait fait allemand première langue
4. Belle intervention pas très catholique mais très chrétienne du prêtre.