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21 mars 2015

Le beau est toujours bizarre, qu'il disait

Boulez / Béjart. Autant dire que j'avais choisi mon camp : j'étais résolument balletomane pour ce concert chorégraphique1. La mélomane qui sommeille en moi s'y est laissée trainer de mauvaise grâce et, pour être honnête, la balletomane n'aurait pas pris la peine de la convaincre si elle avait su que le programme reprendrait trois pièces déjà présentées à Garnier il y a 5 ans. Sans compter les deux bonus-sans-danse dispensables qu'étaient les Neuf bagatelles de Friedrich Cerha (en gros : un toon qui se dégonfle comme une baudruche et se fait requinquer au cric pour repartir de plus belle) et les Accords perdus de Grisey, qui auraient gagné à être vraiment perdus (et pas seulement dans le brouillard : le cors-corne de brume, impressionnant de technique et fascinant durant la première minute, m'a rapidement rappelé Berio au basson).

Feu vert, feu rouge... Sonate à trois m'évoque un feu tricolore, qui continuerait à fonctionner même sans circulation, sans route, de toute éternité. L'enfer sartrien que Béjart a transposé sur une sonate de Bela Bartok fonctionne comme une mécanique bien huilée : il y a le couple formé par l'homme et la femme en vert ; le couple formé par l'homme et la femme en rouge et, moins que la jalousie, le désir suscité par la femme en rouge chez la femme en vert. Grâce à cette formation du triangle amoureux-haineux, il devient rapidement évident que ce n'est pas l'homme que l'on se dispute, mais une place aux yeux des autres. Dans un huis-clos où il est impossible et où l'on a peur d'être seul, il s'agit d'exister par et en dépit d'autrui – entreprise vouée à l'échec et au ressentiment. La chorégraphie de Béjart le montre très bien (l'agitation des tours et des grands battements est très lisible), mais le montre comme un symbole, qui se donne à comprendre, pas à ressentir. Aussi, il est très facile de rester étranger à ce spectacle et, tandis que les danseuses reprennent inlassablement les mêmes tours et grands battements, je me demande si cette pièce-purgatoire ne serait pas à l'image du Béjart Ballet Lausanne maintenant qu'il est sans Béjart, condamné à répéter les mêmes pièces jusqu'à épuisement – des danseurs ou du public, telle est la question. (J'ai du mal à imaginer un Béjart Ballet Lausanne sans Elisabet Ros, Gil Roman et Julien Favreau. Et, moins avouable, je me demande si ce serait vraiment un mal que la troupe disparaisse après eux.)

La marche à l'oubli semble déjà avoir commencé dans ma mémoire : je ne me souvenais absolument pas avoir assisté à Webern Opus V (mon blog, lui, est formel). Autant dire que je ne m'avance pas trop en disant que la pièce ne me laissera pas un souvenir impérissable, malgré ses lignes surprenantes, malgré Jiayong Sun et Kathleen Thielhelm (manifestement pas hyper à l'aise sur la scène de fortune, grinçante et brinquebalante, montée pour l'occasion).

Le Dialogue de l'ombre double a raccroché un semblant de sourire à nos lèvres avec sa clarinette erratique (musique de Pierre Boulez), son duo drôlatique de danseurs-acrobates qui m'ont fait penser au gymnaste de Ponge, et ses deux lions en peluche dont celui, animé, qu'Aymeric a promu star de la soirée. Sourire et tristesse de clown.

 

1 On sent la bizarrerie de l'exercice dans la présentation du programme, où le compositeur cède au chorégraphe sa place d'auteur, en gras, à chaque fois que la pièce a été chorégraphiée. La « Note sur l’œuvre musicale » est également distincte de celle sur la chorégraphie – voir la musique et entendre la danse, ce n'est pas encore gagné. Mélomanes et balletomanes, miscibles en un seul et même public ? On n'a pas gardé les lions ensemble !

Une sirène à la montagne

L'ouverture de Genoveva connaîtra dans ma mémoire le même sort que l'opéra dans l'histoire de la musique : Schumann me rentre par une oreille et ressort par l'autre. Je profite surtout de ce temps pour renouer avec Paavo Järvi et faire taire ma rancune d'enfant dédaigné : c'est qu'avec son départ annoncé, j'aurais tendance à moins l'aimer. Je lui en veux un peu, de partir et de me priver, de nous priver, de sa présence dansante et de ses mimiques toonesques. Quel autre chef ouvre ainsi la bouche pour inciter l'instrument à produire le son attendu, espéré, provoqué presque, comme un parent qui donne à manger à son tout jeune enfant, faisant l'avion avec sa fourchette-baguette ? Et (nouveauté) saute sur place en pliant le genou droit, transformant le mouvement de taper du pied en amorce de pas de bourrée, mauvaise humeur conjurée par un entrain plus populaire que ne le laisse entendre la musique ainsi dirigée ? Cher Paavo Järvi, vous avez beau être le chef, je ne vous donne pas l'autorisation de partir.

Non, je suis désolée, Grieg et Sibelius ne sauraient être une excuse. Grieg serait même une circonstance aggravante : je voudrais l'entendre plus souvent encore et qu'est-ce qui me dit que le prochain directeur musical sera aussi porté sur les compositeurs nordiques ? Pour nous amadouer, le Concerto pour piano en la mineur était interprété par la sirène Kathia Buniatishvili, à laquelle Palpatine et JoPrincesse ont déjà succombé (cette dernière a été jusqu'à lui conférer le même rang que le sien en la couronnant « princesse callipyge »). Je ne suis pas très attirée par ce type de beauté suave et charnue, qui a tôt fait d'évoquer des fantasmes associés à l'Orient, mais j'ai été charmée par son toucher, surprise que l'on puisse effleurer le clavier avec tant de délicatesse. Les premières notes de ces parenthèses plus intimes sont comme des bulles de champagne inversées, que l'on reçoit avec le même soulagement qu'une douche chaude presque brûlante, pour mieux repartir, ragaillardi, avec tout l'orchestre, heureux comme les petits marteaux qui pétillent sous le couvercle du piano, à mi-chemin entre les boules du Loto et les petits bonhommes blancs de Miyazaki dans la forêt de Princesse Mononoké.

Nous sommes restés dans la forêt avec la Symphonie n° 2 de Sibelius, mais je serais bien en peine de dire laquelle c'était. Je n'ai pas reconnu les grands sapins enneigés dans les branches desquels souffle d'habitude sa musique ; aux couleurs rouges des violoncelles et des contrebasses, j'ai même cru apercevoir le mont Fuji : c'est dire si j'étais un peu perdue dans cette nature changeante au « curieux climat d'éparpillement ». Petit brin d'herbe perdu au milieu des autres, sans conscience de ce qui l'entoure, il a fallu attendre le final pour me sentir appartenir à ce grand tout, orchestré par mon Paavo Järvi boudé-adoré.