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11 janvier 2015

The Riot Club

Le Riot Club, nous apprend le prologue, plein de perruques, de verres cassés et de demoiselles troussées, est une confrérie d'Oxford fondée au XVIIIe siècle à la mémoire de son inspirateur, libertin mort sous l'épée d'un mari jaloux. Quelques siècles plus tard, la tradition qui veut que seuls les meilleurs, les plus forts et les plus intelligents en fassent partie a été librement réinterprétée : seuls les plus riches, les plus roublards et les plus résistants à l'alcool y sont admis. En l'occurrence, Miles et Alistair, davantage liés par un échange de chambre et un binôme de débat que par leur personnalité.

Miles, c'est le beau gosse qu'on verrait bien dans l'équipe d'aviron, très à l'aise avec les filles et surtout avec Lauren, la chic fille par excellence (canon, dégourdie, sans chichi – le charme prolo, aux dires de la confrérie). Alistair, la gueule d'ange contrite de vivre dans l'ombre de son frère aîné, connu du tout Oxford, c'est plutôt celui dont on devine qu'il n'y avait pas de fille dans son lycée (They're like use, only smarter, lui sort Miles, alors que Lauren est à portée de voix) et qui se fait reluquer par le professeur s'amusant à repérer les puceaux (Let's play Who's virgin. It'll be more difficult tomorrow.).

Le film suit leur initiation depuis le bizutage (chambre saccagée, ordinateur compris) jusqu'au dîner qui, élu lieu de débauche suprême par le club, constitue sa raison d'être. C'est dans un pub éloigné d'Oxford que le film prend des allures de huis-clos, allant crescendo, de la fête à la folie, à mesure que les jeunes gens s'enivrent de l'irrespect qu'ils ont jusque là prôné par pur esprit de provocation. Ce n'est pas tant l'excès qui fascine – la fête est bien plus exubérante dans Le Loup de Wall Street, par exemple – que la métamorphose qui s'opère, transformant des blanc-becs risibles en individus dangereux. Car rien n'indique au début que ces gosses de riches sont autre chose que des petits cons qui peuvent se payer un frac sur mesure pour une simple soirée, dégueuler à bord d'une Lamborghini et ponctuer leur dernière rasade d'un bris de cristal simplement pour se donner l'air désinvolte. Quand, en début de soirée, la serveuse qui vient de finir ses études et n'est pas impressionnée pour un sous soupire Boys... on a envie d'ajouter : will be boys. Il faut voir la tête de celui qui a réservé les services d'une prostituée1 lorsqu'elle refuse de passer sous la table pour « s'occuper » de chacun d'eux : de quoi va-t-il avoir l'air devant les copains ? D'un enfant mal élevé qui joue au débauché en manquant cruellement de raffinement.

Si l'on partage le mépris grandissant de la serveuse et de son père au cours de la soirée, on ne peut s'empêcher d'être surpris, fasciné, par des références à un monde qui n'est pas le nôtre : comment peut-on reconnaître un grand cru alors que les bizuteurs ont pris soin de cracher dedans ? Utiliser un vocabulaire érudit pour un jeu à boire (même sobre, on a plus d'hésitation qu'eux bourrés) ? Être fin saoul et identifier les volailles d'une farce avec assez de précision pour se rendre compte qu'il en manque une, sur les dix requises ? On a beau essayer de se raccrocher à l'honnête travailleur qu'est l'aubergiste et qui, avec sa fille, devient un contrepoint à la fascination peu saine qu'exercent les dépravés, la fascination demeure et la provocation n'est pas ce qu'il y a de plus dérangeant lorsque, l'aubergiste découvrant sa salle de réception saccagée, de fines lèvres lui susurrent à la figure : News for you: you don't hate us. You love us. You want to be us.

La fascination se mue en horreur quand l'irrespect se fait violence et le geste est joint à la parole, méprisante, éructante. Il faut croire que, pour ces gamins pour qui tout s'achète (la réparation des dégâts causés aussi bien que l'aubergiste et la réputation de son pub), seule la violence gratuite a encore quelque attrait. J'avais découvert à quel point la violence gratuite m'horrifiait avec Orange mécanique ; le bras gauche de Palpatine pourra confirmer que j'ai toujours aussi peu de résistance.

Soulagement après un paroxysme sadique (de Sade, vraiment : la violence physique est moins violente que l'idée de liberté et d'impunité dont elle s'accompagne) : la bande est rattrapée par la réalité, la légalité ; la police débarque. Plus tard, loin de l'hystérie collective où tous se ressemblent (selon les dires de la victime), foin de solidarité, il n'y a plus que des individus qui, selon les personnalités, se dégonflent (la mauviette qui sert de président au club), s'humanisent (Miles) ou se durcissent (Alistair). C'est un autre type d'horreur qui prend alors la relève : la parenthèse du dîner se referme, comme si le comportement criminel avait été anecdotique – un débordement parmi d'autres. On se remémore telle ou telle soirée, où le scandale avait été étouffé. Il le sera encore probablement cette fois-ci : Alistair, poursuivi par la justice, rencontre un ancien du Riot Club qui, selon sa propre formulation, ne lui offre pas seulement l'avocat qu'il lui faut, mais un futur. Se devine alors un réseau d'influence de personnes haut-placées, qui n'a rien à voir avec le folklore universitaire : les trois années passées à Oxford ne seraient rien d'autre qu'une initiation – à biaiser avec le pouvoir que ces jeunes gens sont appelés à incarner. Et le tueur à gueule d'ange de repartir le sourire en coin.

Le film nous abandonne comme ça, sur la vision glaçante de ce requin à fossettes.

 

1 Au passage, on voit l'évolution du langage et de la société : si « escort » est clairement une couverture politiquement correcte pour « prostitute », le « she's a sex worker » murmuré à l'oreille du patron l'emporte sur le « you're a whore » jeté à la figure de l'intéressée.

Aparté #1

À chaque fois que je passe devant le restaurant-près-de-chez-moi ou le restaurant-en-bas-du-boulot, il faut que je jette un œil à l'ardoise pour savoir quel est le dessert (près de chez moi) ou le plat du jour (en bas du boulot). Le matin, tandis que le digicode sonne son approbation, je m'appuie souvent quelques millisecondes supplémentaires contre la porte d'entrée pour attraper la ligne du regard. Que je n'aie jamais mis les pieds au restaurant-en-bas-du-boulot ou que je n'aie pas l'intention de retourner tout de suite au restaurant-près-de-chez-moi n'a aucune importance. Il suffit que le dessert ait l'air bon ou que le plat soit composé d'ingrédients qui me plaisent pour me rendre un peu plus gourmande de la journée qui s'annonce sinon fort routinière.

Ce matin... mais ce n'est déjà plus aujourd'hui, ce matin est si loin. Ce matin-là, donc, en arrivant à la hauteur du restaurant-près-de-chez-moi, le pas pressé par le froid et le métro à prendre, je cherchai machinalement du regard l'ardoise et, en lieu et place du dessert (Profiteroles maison ? Elles sont divines... Tarte à l'abricot ? Oui, oui, mais non. Panna cotta aux accompagnements prometteurs ?), je vis une silhouette emmitouflée et accroupie, un feutre blanc à la main. Est-ce parce que j'étais un peu en retard (d'un retard qui est pourtant devenu mon horaire habituel) ? parce que je traverse souvent un peu plus bas et ne découvre le menu qu'à mon retour, le soir ? Je n'avais jamais vu le menu en train de s'écrire ; c'était la première fois. J'eus l'impression que les coulisses de la ville s'ouvraient devant moi – un peu comme la première fois où je vis les publicités du métro, à peine dépliées, étrillées à la brosse comme un cheval après la course. Entre deux petites barrières éphémères en pop-up – rouge et blanches, ainsi que je pus le vérifier en arrivant sur le quai, où l'on ne me prêta pas plus attention qu'au pompier de service dans un théâtre. La ville s'affairait de bonne heure sans s'occuper de moi ; j'étais parisienne, voilà.
 

(L'aparté est numéroté parce que j'ai bon espoir qu'il y en ait d'autres et que cela devienne régulier.)