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31 janvier 2009

Recueil : la voix qui laisse sans vie

 

(un atome atone)

 

Les Confessions d’un Anglais qui n’a pas encore mangé d’opium sont parasitées par une voix qui vient de derrière et ajoute sa misère à celle du narrateur. Celle-là est importune, qui s’invite dans la rame ; elle émane d’un corps un peu gros, écroulé sur un siège – jugement défavorable d’un coup d’œil. Celui-là, brillant helléniste qui se trouve plongé dans une grande misère – vous comprenez- avale les miettes de pain qu’il recueille en guise de repas – ce n’est pas toujours facile- survit parmi les rats avec une enfant – je donne des cours de soutien de physique et de chimie- et finit par perdre de vue la péripatéticienne qui lui a sauvé la vie en sacrifiant sa paye en un verre de vin épicé pour le faire revenir à lui. J’ai également perdu sa trace – proton- puis celle du narrateur – c’est un atome chargé positivement- et j’ai finalement rangé le livre, gênée puis bientôt captivée par ce nouveau roman - ou sa diction Nouveau Roman, diction de poème ou de théâtre, sans théâtralité aucune.

 

La voix importune dépose des phrases de physique nucléaire dans la rame, les dates des grandes découvertes avec la conviction d’un guide usé mais néanmoins soucieux de son métier. Il a enseigné au lycée et au collège. En IUT aussi, c’était très intéressant. La voix est monocorde et vibre de façon monotone : un timbre sans phrasé. Recherche scientifique aussi ; il a eu de la chance ; des expériences dangereuses ; un collègue ; une explosion ; a impressionné les élèves ; un éclat de verre dans la main ; il l’a vu la dernière fois, en asile psychiatrique ; l’explosion ; d’ailleurs il (le collègue) s’était fait tatouer une explosion sur le bras gauche. Son cerveau (la voix) a dû lui aussi un jour exploser silencieusement, et la voix balaye les cendres qui sont retombées, atone. Il a quatre sœurs, son beau-frère est décédé. Il essaye de s’occuper tout seul. Là, il va à Versailles, au cinéma. Toutes les connexions sont encore là dans son cerveau, mais définitives, re-parcourues sans la moindre étincelle. Il a vingt minutes pour aller jusqu’au Cyrano. Oui, peut-être, place du marché. Une autre voix, inaudible, relance régulièrement cette parole, donne des questions pour que la voix énumère sa vie. Quel âge avez-vous ? – vingt ans. Curieusement, j’ai entendu cette réponse de l’interviewer, un peu trop jeune pour supporter la voix ; mais pas ses questions, posées en sourdine et comme destinées à être coupée au montage. Je suis à la prise de son ; discrètement mon oreille d’aplomb, le cou ankylosé par cette captation attentive à filtrer les rires intermittents et parasites de jeunes touristes étrangères. La voix vibre toujours : après le cinéma, il rentrera chez lui, il y sera vers six heures et demie. Le samedi soir, il va au cinéma, puis il rentre. Le dimanche matin, il fait la grasse matinée. Je ne comprends pas pourquoi j’écoute. Il passera acheter du lait demi-écrémé, qui apporte du calcium, du magnésium et d’autres choses encore qu’il lit de mémoire sur l’étiquette de la bouteille. C’est son petit-déjeuner, cela fait un quart de bol. Il ira acheter son lait après le cinéma. Il rentrera et il s’occupera seul. En fait, si, je sais, je la recueille, c’est cette voix qui dit de même façon un cours de physique nucléaire et son petit-déjeuner routinier, les bons moments de sa carrière, la mort de ses proches et son devoir de divertissement. Qui récapitule une décadence déjà passée. Très intéressant. Son métier l’a sûrement passionné autrefois, mais il ne lui en reste plus qu’un intérêt passif. Versailles arrive bientôt. Il va descendre, il remercie qu’on lui ait parlé, qu’on l’ait écouté. Comme un vieux livre reconnaissant qu’on l’ait fait revivre le temps d’une lecture. Comme un vieil album désormais rempli, reconnaissant d’avoir été feuilleté. Et puis la voix est partie sous son béret, au terminus.