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04 février 2017

Swan fake

J'ai survécu à mon troisième Wagner, 3h30 d'opéra avec moins du double de sommeil.

De temps à autres, je me suis demandée ce que je faisais là. Chaque tentative de réponse s'est soldée par un renvoi de la question dans le passé, plus ou moins immédiat : parce que je suis là depuis un moment, et que je veux maintenant connaître la suite, clore un tout. (Pourquoi diable suis-je là depuis un moment ?) Parce que Tristan und Isolde était aveuglant de vérité. Parce que, lors de l'introduction de Siegfried, j'avais eu l'impression que le Loch Ness allait surgir de la fosse d'orchestre. Mais rien ne sort de l'introduction de Lohengrin, si ce n'est la frustration de trouver moche le son des cordes en sourdine. Je me demande ce que je fais là, à attendre que ça se déroule, que ça aille. Est-ce qu'après tout, je n'en reviendrais pas au point de départ, i.e. à Palpatine qui m'avait soumis à un test date avec Wozzeck ? Continuerais-je à aller à l'opéra par habitude et pour (me) plaire ou confonds-je dans ma fatigue cause et finalité ?

La représentation n'est pas désagréable, loin s'en faut. Rien de la laideur de mon Siegfried d'initiation. Le décor de Christian Schmidt est même canon, avec ses trois étages de coursives boisées où circulent le peuple de Brabante, les héros, les trompettes et les soldats. Il est tellement canon, en fait, que le metteur en scène a décidé de ne pas en changer de tout le spectacle : les lumières (d'Olaf Winter) se chargent de le métamorphoser doucement en balcons, stèles de tribunal, étages d'apparat, prison ou paquebot. Seul l'espace central connaît des changement de décor - souvent d'accessoires, en réalité, sauf au dernier acte où l'on nous plante en plein marais, conduisant Lohengrin à tuer Telramund à coup de pagaie (toute la salle a pouffé).

Tout cela est bien et beau, mais on a tout de même moins l'impression d'une mise en scène que d'une version de concert dans de splendides décors. Hormis le passage d'un Icare amputé d'une aile (de cygne) au charisme de fantôme-qui-ne-hante-pas, la mise en espace et le jeu des chanteurs n'apportent pas grand-chose. Sauf parfois de la perplexité, comme lorsque le héros apparaît glorieusement… affalé par terre comme un ivrogne, pieds nus et fesses face au public dans des frusques froissées (en guise d'armure). Je ne suis pas certaine que la tradition littéraire du mendiant divin justifie une telle déchéance. Ainsi attifé, avec l'embonpoint du chanteur, ce Noé bourré m'a surtout fait penser à l'inspecteur de Ma loute… autant vous dire que ce n'était pas gagné et qu'il fallait bien la voix de Stuart Skelton pour compenser. C'est un miracle d'ailleurs qu'il ne l'ait pas perdue dans un rhume carabiné, tant la mise en scène s'acharne à faire choper la crève à son ténor, va-nu-pieds contraint de patauger dans un marais pendant tout un acte (après avoir envoyé valser les chaussures que le mariage lui avait enfin autorisé)(Palpatine a failli faire une attaque en voyant la paire de souliers vernis voler dans les airs et dans les herbes).

La transposition dans un passé dix-neuvième à haut-de-forme, très esthétique, évite probablement le kitsch moyenâgeux, mais liquide en même temps le merveilleux de la légende (dont on ne saurait entièrement se passer, en témoignent les épées-croix chrétiennes qui font toujours leur petit effet). Le symbolique tout entier réfugié dans les mots perd de son éclat et l'on est de moins en moins à même de suspendre son incrédulité. Sans la mystique (encombrante pour notre société qui se veut rationnelle), la légende n'est que bizarrerie. On ne peut s'empêcher alors de relever ce qui se donne comme incohérence : la volonté divine pas fondamentalement différente de la magie pourtant perçue comme tricherie ; la charité chrétienne désordonnée ('puisque tu l'as tué, Dieu le punira' - wait, what ?) ; ou encore Lohengrin claironnant qu'il a un secret qu'il ne faut surtout pas lui arracher (alors que s'il ne voulait pas être démasqué, il suffisait de se présenter sous un nom d'emprunt). Sans croyance, le peuple ne se range plus aux côtés de son maître local ou du héros divin, il approuve le dernier qui a parlé et renchérit dans l'accusation.

Et pourtant, ça fonctionne, la légende opère. Par la musique, pour laquelle on vient et qui œuvre pour ainsi dire en sous-main. Sans avoir fait l'effort de rien mémoriser, sans s'en rendre compte, on chantonne une mesure ou deux à l'entracte. On se surprend également à attendre la révélation finale (à demi-spoilée par le titre de l'opéra, certes) et pas uniquement parce qu'il est 23h15, qu'on aimerait bien aller se coucher et que le héros prend son temps, comme un présentateur de télé-réalité pour annoncer le candidat après la dernière coupure pub que voilà. Il y a quelque chose d'humain trop humain qui se joue là, notamment dans le désir d'Elsa de savoir, de connaître le secret de Lohengrin qui, elle le craint, mettra fin à sa félicité alors que c'est précisément sa crainte qui fait advenir une prophétie auto-réalisatrice. Ce désir résonne d'une drôle de manière lorsqu'on a assisté au Château de Barbe-bleu peu de temps avant… (Toujours une femme, on ne s'est pas encore débarrassé d'Ève.) Et en retrait, plus touchant encore d'être tombé dans le mauvais camp, il y a Telramund, qui croit sa femme, croit en Dieu et en l'honneur - et tout ceci combiné : en la vengeance (Tomasz Konieczny était souffrant, mais je le soupçonne de l'avoir annoncé pour se faire encore plus applaudir, parce qu'on n'y a vu que du tout feu tout flamme). Finalement, Lohengrin en lui-même est bien peu intéressant ; on lui sait seulement gré d'exister pour faire prendre l'intrigue et remuer les passions. Processus plus que personnage en un certain sens. Et peut-être est-ce finalement ce que je fais là (même si je ne sais toujours pas dire si j'ai aimé ou pas) : suivre ce processus, pour ce qui sourd et ne se dit pas, s'entend seulement.

Et raconter des bêtises en mettant les pieds (de balletomane) dans le plat (des lyricomanes).

 

30 janvier 2017

Un château en Hongrie

Soirée hongroise sans Klari avec l'Ensemble intercontemporain et l'orchestre du conservatoire de Paris

Lorsque la San Francisco Polyphony commence, on a l'impression d'entendre les instruments s'accorder dans la fosse avant un opéra - l'harmonie du chaos, que Ligeti compare à "différents objets jetés n'importe comment dans un tiroir ayant lui-même une forme précisément définie : le chaos règne à l'intérieur du tiroir, mais celui-ci est bien proportionné". Cela bruisse et tinte et s'écharpe, comme les breloque du mobile qui avait été installé l'été dernier (ou celui d'avant) dans le jardin des Tuileries (poule ou œuf : d'un coup, je vois tous les micros qui pendent à de longs fils immobiles au-dessus de la scène). Les ambiances sonores se succèdent par métamorphose : l'une est si aiguë que je dois me boucher les oreilles, mais plus tard les notes prennent la forme de bulles qui font éclater une conversation sous scaphandriers, et j'adore, j'ai une case de Tintin ; l'instant d'après, c'est une rumeur de marché ou de place publique dans une langue étrangère, et je vois bruire une foule de chapeaux chinois esquissés par Sempé. (Palpatine, lui, me soupçonne d'avoir été trop biberonnée à Fantasia.)

[Stèle] de Kurtág débute par "d'audacieux sol en octaves" (dixit le programme) ; j'imagine que c'est la vague d'O qui commence comme chantée par un chœur et finit en sirène de fin du monde. Passé cela, je ne me souviens que de la main de la harpiste : suspendue doigts écartés contre les cordes, elle projette sur le cadre de l'instrument une ombre de film d'horreur.

Je dois faire le deuil, je crois, de mon premier Château de Barbe-Bleu de Bartók. Sans doute ne me retrouverai-je plus terrorisée-tétanisée-émerveillée, suspendue aux lèvres de Judith pour savoir ce qu'il y a là (ce qui se cache, ce qui se défend, ce qui se joue, ce qui se perd). Mais chaque représentation me fait découvrir un peu plus un peu mieux cet édifice trop sombre que la surprise rendait trop éclatant. À présent que j'en connais les pièces, il peut être re-visité. Samedi soir, le tour du propriétaire était assuré par John Relyea, un Barbe-Bleu si redoutable(ment terrifiant et séduisant) que j'en ai oublié de frémir pour sa Judith Michelle DeYoung : je n'ai vu que son château,
sa défiance initiale, crainte agressive, peur de se livrer,
sa fierté, aussi immense que ses domaines (comme la musique parcourt à ce moment-là !),
sa soif de puissance
et d'amour, sa reconnaissance envers Judith qui prend sur elle de faire la lumière sur, de ne pas être effrayée par,
et sa tristesse lorsqu'il sait déjà qu'elle ne sera pas capable d'entendre la réponse aux questions qu'elle lui a posées, auxquelles il a tenté par tous les moyens de ne pas répondre, pour l'épargner, mais c'est trop tard : elle a fait entrer tant de lumière qu'elle a mis au jour la nuit qui va l'enfermer. (Cette fois-ci, dans mes délires de mise en scène, j'imagine qu'un immense miroir* vient surplomber la scène pour transformer en astres ces épouses passées, qui auraient commencé à tourner sur elles-mêmes au moment où Barbe-Bleue les aurait nommées, et ne se seraient plus arrêtées ensuite, derviches tourneurs destin de Judith. Lumière noire, tissus phosphorescents.)
La beauté naît de la tristesse de Barbe-Bleue, une telle tristesse qu'il a lui, plutôt que ses anciennes épouses, rempli le lac de larmes où les bouts blancs des maillets viennent frissonner, l'un à côté de l'autre, l'un après l'autre, s'éloignant à chaque rebond-réplique de moindre amplitude (le mouvement du percussionniste dessine une vaguelette). Il y avait de quoi frissonner.

* Le même miroir qu'à la fin de Proust ou les intermittences du cœur.

 

DOA

Motion Picture est une pièce chorégraphiée par Lucy Guerin sur un film noir de Rudolph Maté, D.O.A (Dead On Arrival). Il ne s'agit pas d'une adaptation ; le film est utilisé comme une "partition" sonore et lumineuse. D'après le programme, seuls les danseurs doivent voir le film projeté sur des écrans disposés dans la salle, parmi les spectateurs qui ne feraient que l'apercevoir à travers ses reflets. En pratique, depuis le balcon du théâtre des Abbesses, légèrement de côté, on voyait parfaitement l'écran - et il aurait été dommage de s'en priver, car ce sont les allers et retours entre la scène et l'écran qui font tout le sel de Motion Picture.

Dans un premier temps, les danseurs miment les gestes et paroles des personnages, le regard comme rivé à l'écran (au fond du parterre, j'imagine). Tantôt un danseur incarne un personnage, tantôt celui-ci se trouve dédoublé voire triplé par les six danseurs. Le procédé est facile, mais il induit instantanément une distanciation, bientôt travaillée par d'autres effets, comme les tabourets abruptement replacés et l'orientation des danseurs modifiée à chaque changement de plan (et dans une discussion où c'est presque à chaque réplique, l'analyse filmique en devient joyeusement comique). Hormis une pause de danse pure lorsque les personnages se retrouvent dans un night-club où ça swingue, cela dure ainsi un certain temps. Juste quand on commence à se dire que c'est amusant mais un peu limité, les variations chorégraphiques se font plus poussées*, et la danse s'écarte peu à peu de la trame filmique jusqu'à s'en abstraire… au moment où l'on commence à être bien pris par l'intrigue. Du coup, on regarde un peu plus l'écran et un peu moins la scène, de moins en moins même… jusqu'à s'apercevoir qu'on ne capte plus grand-chose** et que, quitte à flotter, autant flotter avec les corps bien vivants qui sont devant nous, avec nous. On se laisse quand même prendre une dernière fois par le film lors d'une course poursuite… où la bande-son est soudain coupée et le bruit des balles remplacé par des sifflements-onomatopées : dernier effet de distanciation comique pour la route, le film est dans / est mis en boîte.

On arrival, la pièce de Lucy Guerin est inégale, mais intelligente… jusque dans ses moments les plus faibles, qui correspondent in fine aux passages du film où notre attention devient flottante / où notre attention n'a pas encore été captée (le mimétisme du début est d'autant plus bienvenu que l'intrigue tarde à se nouer). À la fin de la soirée, le dispositif est épuisé, mais j'ai beaucoup aimé l'expérience, aussi étonnante qu'amusante.

(J'ai beaucoup aimé les danseurs, aussi. Jessie Oshodi, qui m'a rappelé la bonne humeur d'@AndieCrispy. Alisdair Macindoe, qui m'a rappelé l'unique danseur que nous avions dans notre petit groupe d'amies danseuses. Et Lauren Langlois, qui ne m'a rappelé personne, mais dont j'aimerais tout particulièrement me rappeler, tant la sensibilité qu'elle laisse affleurer la rend puissante et attachante.)

* Par exemple, un danseur prend la pose d'un personnage et les cinq autres viennent la répliquer en canon tandis que le premier s'est déjà éloigné pour pérenniser le mouvement par une nouvelle pose. C'est la cheniiiiille qui redémarre.
** Je ne suis pas certaine qu'il faille déplorer l'absence de sous-titres : même avec le synopsis, je suis incapable de piger le mécanisme conduisant au meurtre !

28 janvier 2017

Monologue pour Tamestit et l'orchestre de chambre de Paris

Mozart encadre le concert : cela ne fait jamais de mal.

Telemann avant l'entracte : les reprises lancinantes du baroque ont un effet apaisant dont je ne me lasse pas, sans que je parvienne toujours à y être très attentive.

Schnittke au milieu : instantanément, l'oreille se dresse. L'écoute se tend ; la présence aux choses devient plus aiguë. Monologue pour alto et orchestre à cordes. J'ai l'impression de me retrouver dans un décor asymétrique hérité de l'abstraction russe ; à chaque face de polyèdre que la musique nous fait dégringoler, on se fait avaler par une arête béante, qui nous recrache dans un autre espace géométrique, blanc un peu, pas éclatant, noir, rouge, surtout, dégradé bordeaux granuleux, espace saturé de faces noirâtres et triangulaires. Le polyèdre se renverse facilement, ça glisse, ça surprend ; c'est sombre et très amusant.

Une polka en bis, qui se danse avec faux pas. Schnittke : j'apprends à le prononcer ; vous me le programmez. Deal ?

Mit Palpatine